Industrie et Loi de programmation militaire

Intervention de Laurent-Collet Billon, ancien délégué général pour l'armement (2008-2017), lors du colloque "Quel avenir pour la défense française" du lundi 13 mars 2023.

Intervention de Laurent-Collet Billon, ancien délégué général pour l’armement (2008-2017), lors du colloque “Quel avenir pour la défense française” du lundi 13 mars 2023.

Merci, Madame la présidente.

Je rappellerai quelques chiffres pour retracer le contexte général de notre industrie de défense. Cette industrie, représentée notamment par Dassault Aviation, Airbus, Nexter, Safran, Thalès, Naval Group, a assez largement bénéficié de la dernière loi de programmation actuellement en cours. Ce sont à peu près 20 milliards d’euros par an qui tombent dans les équipements de défense sous différentes formes (acquisitions, entretien du matériel, etc.). Ces 20 milliards d’euros vont principalement dans l’industrie en France, même s’il peut y avoir des achats à l’étranger. Nos exportations d’armement, extrêmement importantes (12 milliards d’euros très récemment), sont absolument indispensables à la soutenabilité du modèle, notre industrie ne pouvant pas vivre sur les seules commandes nationales. Ou alors celles-ci pèseraient un poids absolument colossal sur le budget. L’État, la DGA principalement, surveille également 400 ou 500 entreprises de tailles diverses réputées stratégiques dont les capacités de fabrication ou les capacités technologiques sont extrêmement précieuses pour la réalisation de nos systèmes d’armes. Ce sont aussi 4500 entreprises qui travaillent pour le ministère des armées. Cela représente 200 000 emplois, pour l’essentiel non délocalisables, plutôt relativement bien payés, qui créent parfois une économie locale extrêmement utile à l’irrigation des territoires. C’est d’ailleurs une économie rentable pour l’État : le retour sur investissement se fait en trois ou quatre ans (les études économiques varient beaucoup sur le sujet selon les entrées que l’on veut bien donner).

Le contexte de la LPM a été retracé par Monsieur le ministre.

Je ne reviendrai pas non plus sur le contexte géostratégique qui a été parfaitement décrit par les intervenants précédents.

Les variations extrêmement importantes qui sont devant nous vont avoir une influence significative sur les systèmes d’armes que nous allons devoir fabriquer, imaginer, projeter.  Chers ou pas chers ? C’est un véritable enjeu. La problématique est assez simple Nous avons besoin de davantage de stocks. Si nous voulons des stocks à volume d’argent constant il faut diminuer les prix. Il n’y a pas de miracle ! Il faudra donc trouver des solutions.

Le contexte est difficile. J’ajoute à tout ce qui a été dit le fait qu’il s’agit d’une loi de programmation en euros courants qui subit donc chaque année l’attrition de l’inflation. L’inflation prise en compte pour la construction de la LPM fixée par Bercy n’est donc pas nécessairement l’inflation constatée dans les prix de l’armement dont les évolutions parfois significatives sont dues aux matériaux spéciaux ou à des savoir-faire très particuliers qui nécessitent des emplois extrêmement bien rémunérés.

Nous avons aussi devant nous une interrogation profonde sur ce qu’est la « coopération » européenne en matière d’armement, un champ extrêmement difficile.

Notre coopérant principal est – ou devrait être – l’Allemagne. Or, depuis un certain nombre de mois, voire d’années, nous avons avec l’Allemagne, sur le sujet de l’armement, des difficultés relationnelles assez profondes. Je citerai un certain nombre d’exemples :

L’aviation de patrouille maritime. Nous avions prévu de lancer un nouveau système de patrouille maritime avec nos amis allemands. Finalement, ils se sont orientés vers le choix de matériel américain, le P8A Poseidon, un avion à 800 millions de dollars l’unité, ce qui n’est pas tout à fait rien.

Nous avons une problématique d’hélicoptères, avec le standard 3 du Tigre. Le Tigre a été un outil extrêmement utile en particulier en Afrique et en Afghanistan. Que devient ce système d’arme si on ne le fait pas évoluer ? Or les évolutions prévues étaient dans un cadre coopératif avec l’Allemagne et l’Espagne. Qu’est-ce que ça devient ?

Nous avons devant nous un drone MALE réalisé en coopération à trois (Allemagne, France, Espagne), voire quatre puisqu’il inclut des composants italiens. Ce drone est la répétition du passé : on essaye de faire vingt ans après les Américains quelque chose qui coûte beaucoup plus cher ! Il n’est pas certain que ce soit l’approche la plus pertinente. Nous pourrions peut-être chercher d’autres pistes dans ce domaine-là.

Tout cela pour dire que la coopération en Europe en matière d’armement est un champ extrêmement difficile et qui est probablement réimaginé dans les grandes largeurs. C’est un des défis de la loi de programmation qui va se présenter devant nous. D’autant plus que la sortie du Royaume-Uni, au moment du Brexit, s’est accompagnée d’une diminution colossale des champs de coopération possibles avec le Royaume-Uni. L’attitude stratégique, opérationnelle, du Royaume-Uni a radicalement changé. Le modèle d’armée britannique est encore plus questionnable que le nôtre.

Nous avons également devant nous des systèmes d’armes qui sont des sujets de conflictualité relationnelle intense. Le système de combat aérien du futur par exemple, avec plusieurs composantes, l’avion du futur, le cloud de combat, etc. sont des sujets de discussions permanentes avec les coopérants potentiels : Allemagne et Espagne essentiellement. Mais quand on discute longtemps on perd beaucoup de temps. Les programmes seront-ils à l’heure un jour ? C’est une des questions qui surgiront dans le courant de la loi de programmation.

L’OTAN pose une vraie question en matière d’armement en imposant de l’interopérabilité, sujet très difficile dans les systèmes de commandement, le partage des informations et du renseignement. Ce sont vraiment des questions clés. Dans la capacité de s’articuler avec des forces alliées, ce ne sont pas des sujets extrêmement faciles et aisés.

Ensuite nous voyons émerger, à travers les agissements de la direction du marché intérieur pilotée par Thierry Breton en particulier, la volonté de la Commission européenne de faire de la politique industrielle en matière d’armement. Sommes-nous ou non d’accord avec cette intrusion de la Commission ?J’attends que le politique se prononce sur ce sujet de manière précise parce qu’il y a certainement des mises en commun de programmes d’armement et de systèmes d’armes qui sont à faire. Doivent-elles être faites au niveau de la Commission européenne ? Je n’en suis pas tout à fait certain. Ce dont je suis certain c’est que les quelques exemples qui ont été mis en œuvre jusqu’à présent n’ont pas été de bon augure. Par exemple, la Commission européenne a confié à un consortium mené par un industriel espagnol spécialiste du bâtiment public – qui n’a aucune compétence en la matière – la préparation d’un système d’armes hypersoniques, écartant les quelques industriels européens, en particulier MBDA, qui étaient compétents en ce domaine ! Il y a là matière à interrogation.

Nous sommes également devant des enjeux technologiques qui ont été abordés de manière très forte par les différents intervenants jusqu’à présent. Je vais les lister à ma manière si vous le permettez.

Les enjeux technologiques portent notamment sur les drones de combat dont une composante est pilotée non par des hommes mais par des intelligences collaboratives et artificielles. Ces choses sont développées de manière extrêmement intense aux États-Unis et en Chine en particulier. Je ne sais pas très bien ce qui se passe en Russie.

Le spatial. Il ne faut pas se voiler la face : des pays se préparent de manière extrêmement intense à la conflictualité dans le spatial, à la maîtrise de l’espace à travers des actions extrêmement agressives. Comment détecter ces agressions et s’en prémunir ? Nous avons également en Europe de manière très spécifique à un instant donné une problématique extrêmement forte d’accès à l’espace : la fin d’Ariane 5 et le retard d’Ariane 6 nous posent un problème pour nos propres systèmes spatiaux. Comment les mettre en orbite ? Jusqu’au début de la guerre d’Ukraine nous utilisions des lanceurs Soyouz à Kourou. C’était pratique, pas cher et fiable. Maintenant ce n’est plus possible.

Le cyber est un enjeu majeur dans toutes ses composantes, que ce soient les infrastructures critiques du pays comme les systèmes d’armes ou les systèmes d’information militaire. À cela s’associe évidemment l’intelligence artificielle, le Big data, le cloud. Toutes ces technologies sont des approches de base qui sont à introduire de manière massive, forcenée, dans toutes les dimensions de nos systèmes d’armes. Quand on fait de l’intelligence artificielle (IA), ce n’est pas seulement au profit d’un avion, de dispositifs aéroportés, c’est de manière extrêmement généralisée.

Je rajoute à tout cela le quantique qui va induire des capacités totalement nouvelles en matière de senseurs[1], aéroportés ou pas. Avec un senseur quantique vous pouvez, sans Navstar, sans GPS, vous poser à peu près tranquillement à JFK en partant de Roissy. C’est un système parfaitement autonome et indépendant des Américains et des constellations de navigation par satellite.

Les capacités de calcul sont extrêmement fortes. Ce n’est pas applicable à tout mais on n’en a pas pris complètement la mesure.

La cryptographie va générer des capacités de décryptage extrêmement véloces qui vont nous imposer des méthodes de cryptage nouvelles.

Tout cela est devant nous. Pas simplement pour les systèmes de nos armées, de notre défense, mais de manière globale, pour l’ensemble de notre économie, de notre industrie. C’est une dimension nouvelle. Nous commençons à toucher du doigt le fait que notre industrie de défense ne peut pas fonctionner toute seule. Nous sommes reliés à un écosystème beaucoup plus large. Auparavant, nous étions capables de développer le char Leclerc grâce à GIAT Industries de manière totalement autonome, très étatique et peut-être anti-économique à certains égards … mais en tout cas de manière tout à fait autonome. Maintenant nous devons avoir recours à des capacités à l’extérieur du monde économique de défense française, à l’extérieur du monde économique français et même au-delà de l’Europe.

Tout cela doit servir également à une chose essentielle qu’a précisée le général Ianni, qui est la capacité de ramasser l’information, de l’utiliser de manière extrêmement rapide. Les facteurs de rapidité sont fondamentalement des facteurs de supériorité.

Et tout cela mérite des développements tout à fait spécifiques.

Rejoignant une autre de mes interrogations concernant la LPM, je reviens sur ce qu’a dit de manière parfaitement exacte M. Tenenbaum : nous avons raté le virage des drones, en raison d’un manque de flexibilité total, à la fin de la décennie 2000. La LPM souffrait déjà d’un manque de flexibilité au plan budgétaire. Il y avait peut-être également des problèmes de conception opérationnelle à certains égards.  Il va falloir préserver à l’intérieur de la LPM des zones de flexibilité permettant des adaptations rapides aux choses qui pourraient survenir sous nos pieds sans que nous les ayons prévues. L’anticipation stratégique dont vous parlez, mon général, c’est aussi cela, c’est être capables d’avoir des marges de manœuvre, de les utiliser instantanément, sans des réflexions sommitales beaucoup trop longues.

Cette LPM va-t-elle le permettre ? C’est pour moi un véritable défi.

Nous sommes devant une économie qualifiée d’économie de guerre. Je n’ai pas très bien compris ce que c’était jusqu’à présent. Je ne doute pas que je comprendrai devant les explications qui ne manqueront pas d’être fournies.

Cela veut dire également que l’État doit se réinterroger sur ses rôles premiers.

L’État prescripteur, l’État qui a besoin de systèmes, de matériels, d’hommes, etc., acquiert un certain nombre de capacités.

L’État, actionnaire d’un certain nombre d’entreprises d’importance critique, comme Thalès ou Naval Group, a un rôle à jouer dans ce domaine.

L’État – principalement Bercy – est aussi régulateur.

À l’occasion de cette LPM, l’État doit se réinterroger sur ces rôles-là et sur sa capacité à avoir une « politique industrielle » au service de nos armées qui soit à peu près pertinente.

Mais cette interrogation ne doit pas se limiter au moment où l’on conçoit la LPM. Ce doit être une interrogation pertinente en permanence car « l’économie de guerre » est un système difficile. Par exemple Dassault n’accélère pas aussi vite qu’on le voudrait dans la production des Rafale alors qu’il bénéficie de commandes à l’exportation absolument admirables. Il y a de quoi monter la capacité de production à 4 avions par mois, soit 44 avions par an. Or aujourd’hui elle plafonne à 2. Mais ce n’est pas Dassault le problème, c’est la Supply Chain, la chaîne logistique. Ce sont tous les sous-traitants, tous les coopérants, dont on sait qu’ils ne sont pas capables monter en cadence aussi vite.

La vision doit donc être ancrée dans la réalité des entreprises, ce qui nécessite un important effort de réintégration de l’information, de connaissance de ce milieu. Cela va très loin dans les détails. Il se trouve que je suis amené à m’intéresser de nouveau à la production d’obus de 155mm. Pour produire des objets explosifs ou propulsifs, de la poudre, on a besoin d’acide nitrique concentré. Or il n’y a plus de production d’acide nitrique depuis des années. La production d’acide nitrique concentré est quelque chose d’extrêmement local parce que l’acide nitrique concentré ne se transporte pas, et aussi probablement parce que tous les règlements environnementaux qui existent l’interdisent. Nous sommes donc devant une problématique très critique. C’est un exemple parmi d’autres où la question des matériaux de base est absolument essentielle. Un exemple : nous nous approvisionnons en Californie, à Taïwan et ailleurs en matière de composants électroniques. La souveraineté bien pensée pourrait nous conduire à réinternaliser cette production en Europe. Ce sont des questions extrêmement onéreuses. Le plan de relance américain en la matière c’est 50 milliards de dollars sur quelques années (première enveloppe) !

Sur ces points clés, les matériaux de base et les composants électroniques, une action européenne est nécessaire. L’économie française ne pourra pas assumer une vision pertinente sur ces éléments de base toute seule. Il y a un champ pour la Commission qui me paraît absolument indispensable et qui doit être creusé sous l’angle d’une interrogation : qu’est-ce qu’une économie de défense responsable et appuyée sur une vision de souveraineté également responsable ?

À propos de la ressource humaine je suis extrêmement perplexe devant l’augmentation des budgets. Les augmentations sont directement corrélées à l’augmentation nécessaire de la main d’œuvre dans l’industrie d’environ 40 000 personnes donc, sur la LPM, un besoin supplémentaire pour l’industrie de défense et l’État d’au moins 20 000 à 25 000 ingénieurs … ce que le système de production d’ingénieurs en France ne permet pas ! En France nous formons 40 000 ingénieurs par an dont un bon tiers partent vers des métiers qui ne sont pas des métiers d’ingénieurs (finance, assurances, etc.). La ressource est rare et la compétition entre le monde civil et le monde de la défense est extrêmement ardue. Vous avez tous entendu les chiffres associés au recrutement par Google en matière d’intelligence artificielle. C’est diabolique et absolument pas à la mesure de ce que le ministère des Armées – celui que j’ai connu en tout cas – est capable de payer.

Il y a donc là un sujet clé qui est transverse à toute l’économie de la nation. Le message de réindustrialisation de la nation est un message très fort, important. Mais sur quoi s’adosse-t-il ? Il faut avoir les ressources intellectuelles, les ressources de techniciens, d’ouvriers, au sens large et au sens noble du terme, capables d’appuyer tout cela. Cela exige un grand effort qui ne passera pas simplement par l’augmentation du chiffre des élèves des grandes écoles. Nous devons nous interroger sur la manière dont les universités peuvent permettre la production d’ingénieurs.

Ces quelques interrogations concernant la LPM sont pour moi assez lourdes car elles peuvent conditionner la bonne exécution de cette loi de programmation militaire très porteuse. 413 milliards d’euros, qui en aurait rêvé en 2015 ? Quelques années auparavant nous étions dans des hypothèses catastrophistes que nous qualifiions de « Y », « Y’ », « Y’’ » … Mais je crois qu’il y a beaucoup à faire encore en la matière et ma conclusion sera que l’économie de défense, l’industrie de défense, sont liées à l’économie au sens large et à l’industrie civile. Et de manière de plus en plus lourde. Il est très compliqué de faire vivre une base industrielle de technologie de défense sans une base industrielle nationale suffisante.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment.

Vous avez indiqué deux directions très fortes.

Ici même, il y a peu, Louis Gallois, intervenant dans un colloque sur le redressement économique[2] disait, comme vous, que le manque d’ingénieurs, le manque de techniciens, entravait la reconstitution d’une souveraineté industrielle française. Appliqué au domaine militaire, vous venez de nous montrer que le problème était d’une certaine manière encore plus tragique, même si l’État est plus présent autour de l’industrie de l’armement qu’il ne l’est naturellement dans les zones désertifiées ou dans les secteurs où les formations ne sont pas suffisantes.

Autre élément très frappant dans ce que vous avez dit, les difficultés extrêmes que nous rencontrons en matière de coopération européenne, que nous retrouvons aussi dans d’autres domaines mais qui sont ici tout à fait considérables. Et les derniers propos du chancelier Scholz ne vont pas vraiment dans le sens d’un renforcement de nos coopérations. La Pologne voudrait, à long terme certes, devenir la première armée européenne, ai-je cru lire en me frottant les yeux. Mais je crois que les ambitions de la Pologne, qui achète son matériel aux États-Unis, sont extrêmes.

Tout cela crée pour notre loi de programmation militaire un environnement qui n’est pas facile.

—–

[1] Le senseur est un anglicisme (de sensor). Il s’agit d’un capteur, appareil destiné à transformer une grandeur physique en un signal, le plus souvent électrique, qui pourra ensuite faire l’objet d’un traitement automatisé ou d’un affichage

[2]Le défi du redressement économique de la France, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 31 janvier 2023.

Le cahier imprimé du colloque “Quel avenir pour la défense française ?” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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