Crise de la démocratie et déclin de l’hégémonie américaine

Intervention d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, président de HV Conseil, auteur de Dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon, 2021), lors du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » du mardi 9 mars 2021

Sur les États-Unis je serai prudent en présence des spécialistes qui sont autour de cette table.

Quand on parle de crise des démocraties, le problème numéro un n’est pas les manœuvres russes, chinoises ou autres mais dans le décrochage, au sein des démocraties, des classes populaires puis des classes moyennes qui ont fini par considérer que la forme de mondialisation qui a été imposée ces dernières décennies, la globalisation sino-américaine, lèsent leurs intérêts et leurs identités. Elles ont décroché aussi par rapport à la construction européenne. Il faut avoir cela en tête pour comprendre le Brexit, pour comprendre l’électorat trumpiste, l’AfD et d’autres phénomènes, y compris le pourcentage, très élevé chez nous, de gens prêts à voter pour des formations politiques extrémistes qui ne sont pas des partis de gouvernement. Ce mécontentement est attisé par les réseaux sociaux, qui font « feu de cheminée » en attisant toutes les frustrations.

Autre phénomène très grave dans les démocraties contemporaines : le refus d’être représenté. Or les démocraties sont représentatives (nous ne sommes pas des villages suisses). Pendant les Gilets jaunes, par exemple, toute personne qui acceptait une invitation à rencontrer un responsable, par exemple à Matignon était immédiatement menacée. Cette individualisation de l’expression politique aboutit à quelque chose d’ingérable, d’aberrant. Or, la technologie permettrait aujourd’hui de consulter chacun tous les matins sur le rétablissement de la peine de mort, l’expulsion de tous les immigrés etc. Le refus d’être représenté se répand. Les gouvernements – dont la tâche est rude – risquent alors de céder à la tentation de la démocratie dite « directe » (consultation à tout va, comités Théodule etc.) qui, si elle peut rendre service à un moment donné, aggrave globalement le discrédit de la démocratie représentative. Le recours à ces consultations « directes » va-t-il achever de couler la démocratie représentative, ou la régénérer ? Ce n’est pas joué. L’affaire de la « Convention citoyenne pour le climat » est typique, en dehors du fait que la question est mal posée depuis le début puisqu’elle ne tient pas compte du fait que grâce à la filière nucléaire française, (reconnue par le GIEC comme indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique), qui produit une électricité décarbonée. La France n’émet que 1 % de l’effet de serre mondial.

Ce serait moins grave si l’Occident était toujours dominant, mais ce n’est plus le cas. Selon la version minimale – la mienne depuis vingt ans – nous avons perdu le monopole de la puissance. Selon la version plus radicale du Singapourien Kishore Mahbubani c’est la fin de la « parenthèse occidentale » !

Le contexte démocratique est donc vraiment très inquiétant parce que l’on n’entrevoit aucune réponse.

L’hégémonie américaine est installée au moins depuis 1945. Et même selon le livre récent d’un professeur suisse, intitulé Américanisation [1], ce projet remonte à la fondation des États-Unis, il y a plus de deux siècles. George Washington lui-même, qui professait que les États-Unis ne devaient pas se mêler des affaires européennes, annonçait : « Nous serons les législateurs du monde. » Cette hégémonie viendrait donc de très loin et se serait ensuite renforcée par les financements, les fondations, l’influence mentale et culturelle, Hollywood, etc.

Aujourd’hui, la perte d’hégémonie est évidente.

Les États-Unis vont-ils réussir à empêcher la Chine de devenir numéro un ? Ce n’est pas joué.

La Chine a des faiblesses. Si la Chine est impressionnante, éventuellement terrifiante, si elle présente des opportunités, elle n’est pas séduisante, ni attractive. Son image ne bénéficie pas de tout le background américain, les enfants du monde ne sont pas imbibés depuis un siècle par un Walt Disney chinois !

La Chine passera-t-elle devant les États-Unis, par des agrégats statistiques ? L’hégémonie américaine va-t-elle se réduire ? En tout cas les Américains veulent tous la maintenir.

Mais la puissance chinoise repose sur le nombre et sur le travail des Chinois. Malgré cela, le maintien d’une hégémonie de l’Amérique sur le reste du monde est quand même possible, l’apparente suprématie de la Chine ne reposant que sur des statistiques.

L’hégémonie américaine reste donc puissante… sauf si elle est sapée de l’intérieur, par les phénomènes de gauchisme culturel dont on a parlé.

Plus conjoncturellement, Joe Biden, Antony Blinken et consorts reviennent dans le multilatéralisme pour y exercer leur « leadership », tout simplement. Le multilatéralisme, qui est un cadre ou une méthode, est l’objet d’une sorte d’idéalisation. Les Européens, dont certains Français, sont tentés d’en faire une philosophie, comme si nous étions censés nous mettre d’accord par miracle tous ensemble, comme si tout pouvait être voté à la majorité… ce qu’il ne faut pas espérer car nous sommes minoritaires sur tous les sujets que les Français jugent importants ! En tout cas l’administration Biden revient au multilatéralisme car c’est pour le « leadership » américain un cadre idéal dont Trump a eu tort de sortir, car il voyait dans le multilatéralisme une tentative des lilliputiens de ligoter Gulliver.

Voici ce que signifie « America is back ». Il n’y a pas d’illusion à se faire.

Donald Trump a quand même obtenu énormément de voix, l’électorat trumpiste est toujours là. Les sénateurs républicains prêts à travailler avec Biden sont d’autant moins nombreux que les vaines poursuites contre Trump ont surexcité ses partisans. Les sénateurs ont peur de leur base.

Joe Biden aura donc un problème pour pacifier l’Amérique. Même s’il a commencé en utilisant les mots « humilité » et « décence ». Je ne suis pas sûr qu’il soit facile de rassembler les Démocrates. Lui-même est un centriste, tout comme Mme Harris. Ils peuvent trouver un accord avec la gauche classique du Parti démocrate sur les questions fiscales parce que les écarts de richesse sont devenus insoutenables (des accords avec Warren et Sanders) mais pas avec les leaders ou élus gauchistes dont je n’exclus pas qu’ils deviennent l’équivalent de ce qu’ont été les « frondeurs » qui harcelaient François Hollande. Mais il est possible qu’ils n’aient pas tellement d’impact dans le système.

La marge dont dispose Joe Biden est donc étroite.

Les midterms, qui vont se tenir dans deux ans à peine, sont déjà dans les têtes. Si le changement de ton et de style est évident, la politique à l’égard de la Chine est inchangée.

Renaud Girard évoquait la déclaration récente d’Antony Blinken annonçant que, prenant acte de l’échec des interventions de la « nouvelle Jérusalem », les Américains renonçaient au néo-conservatisme. Ce serait un changement très intéressant. Pendant la campagne, Blinken parlait comme Clinton ou Albright. On ne retrouvait pas dans ses discours le côté (trop ?) lucide, un peu désenchanté d’Obama sur ces sujets. Peut-être cette volte-face lui a-t-elle été suggérée par Joe Biden qui n’a pas l’intention de s’engager dans une nouvelle guerre pour les droits de l’homme. Brandir le langage des valeurs mène en effet inévitablement à des « croisades », à de nouveaux conflits.

Ce qui sera très compliqué à gérer du point de vue européen c’est le « sommet des démocraties ». J’ai connu la version « Madeleine » (Albright), le « club des démocraties » [2]. J’avais alors essayé de finasser (faire une apparition à Varsovie mais m’éclipser avant la fin…) pour ne pas me brouiller avec elle alors que j’avais bruyamment insisté sur l’amitié qui nous liait… L’idée était déjà de rassembler les démocraties pour contourner le Conseil de sécurité, dessinant une sorte de monde global et américanisé idéal où on ne serait plus gêné par les Russes et les Chinois.

Mme Albright avait rencontré des difficultés pour établir la liste des démocraties. Tout n’est pas noir ou blanc : tel ou tel n’est pas vraiment démocrate mais c’est un ami des États-Unis… « C’est un bâtard mais c’est le nôtre », résumait Lyndon B. Johnson.

Il n’empêche que Joe Biden et Antony Blinken ont cette idée en tête en concevant ce « sommet des démocraties » qui, s’il a lieu, n’a d’autre objectif que d’aligner les Européens derrière les Américains pour endiguer la Chine. C’est la stratégie indopacifique. C’est « The West Against the Rest ». C’est un dossier très compliqué à gérer du point de vue européen.

À la demande d’Emmanuel Macron j’ai été pendant six mois le Français du groupe des dix experts sur l’avenir de l’OTAN [3]. Nous avons vraiment travaillé lors de 98 « conf calls » ! (je n’en ai manqué que sept ou huit). Le secrétaire général de l’Organisation, Jens Stoltenberg, ne voulait pas ce groupe. Il voulait que nous concluions qu’il n’y a rien à changer à l’OTAN, la plus belle alliance qu’on ait jamais vue et surtout qu’il est inutile de définir pour elle un nouveau concept ! La participation à ce groupe m’a permis de voir beaucoup de choses. J’avais continué à suivre ces questions mais il ne suffit pas de parler avec des présidents et des ministres pour suivre dans le détail le fonctionnement de la « machine ». Un premier rapport comprenant 138 recommandations est censé ouvrir la voie à une « mise à jour » du Concept Stratégique de l’OTAN.

Le plus frappant est la manière dont J. Stoltenberg a essayé de neutraliser l’exercice en lançant l’initiative « OTAN 2030 » pour couper l’herbe sous le pied du groupe au cas où il n’aurait pas été possible de le neutraliser par d’autres procédés. Dans ce cadre, on a entendu en « conf call » les ministres des trente pays, des think tanks des trente pays (aux trois quarts subventionnés par l’OTAN). L’idée générale qui en ressortait était « The West Against the Rest », idée parfaitement exprimée par l’Américain Daniel Fried : nous sommes entourés d’ennemis, le « leadership » est forcément américain. Il faut un hub qui ne peut-être que l’OTAN.

Les États-Unis, l’OTAN en tant que machine, la Grande-Bretagne, l’Union européenne, Israël, la Corée du sud… on retrouve les antiennes habituelles. Cela me rappelle Reagan déclarant tout de go en 1987 à Tokyo, lors d’un G7 : « Il faut faire entrer le Japon dans l’OTAN ! » F. Mitterrand et H. Kohl avaient balayé l’idée.

« The West Against the Rest », cette idée est très prégnante : la menace russe, la menace chinoise, le monde islamique en furie…

Autre enseignement important de cette expérience : je n’ai pas entendu un seul des sept Européens du groupe des dix défendre l’idée ressassée en France de défense européenne (« l’Europe de la défense », « l’Europe doit s’affirmer », etc.) J’ai même entendu dans ce groupe des sorties très virulentes contre l’« autonomie stratégique », une expression que le président de la République employait au début de son mandat et que le Quai d’Orsay continue à utiliser. Thomas de Maizière m’a expliqué que le terme « autonomie stratégique » est le même que celui qui est utilisé, en allemand, pour désigner l’indépendance des États-Unis ! Parler de « développer une autonomie stratégique » dans le cadre de l’Alliance est donc incompréhensible. Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemande de la Défense, a même appelé à abandonner le concept funeste et dangereux de défense européenne. Ce à quoi le président Macron a répliqué que Mme Merkel était d’accord avec lui pour promouvoir ce concept. En réalité, au même moment, Mme Merkel s’exprimait, dans d’autres contacts, dans le même sens que sa ministre de la Défense. Même le co-président allemand de mon groupe, plutôt ouvert donc, parlait d’un concept dangereux, absurde, arguant que non seulement nous ne sommes pas capables d’être autonomes stratégiquement mais que les Européens ne le veulent pas ! Une autonomie stratégique européenne déclencherait selon lui des problèmes insolubles d’organisation (Quelles forces militaires ? Qui les commanderait ? Qui leur donnerait des ordres ?).

Constatant ce blocage, lorsque j’ai fait un debriefing général devant nos autorités, puis je leur ai suggéré d’utiliser plutôt le mot « souveraineté ». Comme personne ne sait ce qu’il veut dire, il apparaît comme moins agressif, et on peut le décliner dans d’autres domaines (Thierry Breton parle par exemple de souveraineté numérique). Cela permet le débat. Alors que le terme « autonomie stratégique européenne » en matière militaire est compris par nos alliés comme une rupture de l’Alliance de 1949, sans apporter de solution de remplacement.

Même pendant les quatre années de la présidence Trump, qui auraient pu paraître suffisamment déstabilisantes pour provoquer des réactions allant dans le sens d’Emmanuel Macron, la seule déclaration osée par Merkel fut : « Nous ne pouvons plus compter sur les États-Unis. Nous, Européens, devons nous organiser mieux entre nous. » Un aveu considérable pour un chancelier allemand ! Il ne s’est rien passé après.

Ce que j’ai vu depuis ce groupe OTAN marque un recul par rapport à l’époque de Mitterrand, quand nous avions quand même quelques interlocuteurs européens, en Italie, un peu en Allemagne (Helmut Schmidt), capables de soutenir, même avec circonspection, l’idée d’une indépendance européenne. Et encore quand j’étais ministre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous sommes isolés.

C’est donc un tableau préoccupant que je ressors de cette expérience, d’autant que je connais bien les Européens. Ils n’ont pas l’ADN de la puissance. En effet, le projet européen est fondé depuis l’origine sur le dépassement de la notion de puissance, formidable naïveté qui nous nuit. Ce qui fait que si, comme je le crains, Joe Biden mobilise son « sommet des démocraties » contre le danger chinois, la majorité des Européens se rangeront du côté américain. Quelques-uns tenteront de nuancer cette position, non seulement le groupe des « 17+1 » (pays d’Europe centrale et orientale) mais aussi l’Allemagne qui tentera de préserver la possibilité de relations économiques avec la Chine. La position européenne risque de n’être pas claire du tout. On peut s’attendre à des communiqués alambiqués.

Que peuvent attendre les Européens de Joe Biden ?

La plupart sont soulagés que l’« horrible Trump » ait été renvoyé en Floride. Mais non seulement cela ne règle rien mais cela ne prépare pas la suite. Je redoute l’échéance du printemps et ce « sommet des démocraties », pour les raisons que j’ai données. Un sommet de l’OTAN ne nous sera pas plus favorable, un G7 couplé avec un Conseil européen… ce serait déjà mieux. Mais je crois que rien n’est acquis en la matière. Il se joue beaucoup de choses dans les deux ou trois mois qui viennent qui vont structurer la période qui va jusqu’aux midterms.

Je crois que le président de la République est assez conscient de la difficulté de la situation. Il n’a pas exulté depuis l’élection de Biden. Il a tout de suite vu que ce n’était pas commode à jouer pour lui. Mais de quels relais dispose-t-il ? Je ne sais pas. Un élément peut jouer pour lui : l’incertitude sur la personnalité du prochain chancelier allemand. En effet, la tendance américaine normale est de considérer l’Allemagne comme le partenaire numéro un des États-Unis en Europe. Barack Obama, par exemple, privilégiait nettement l’interlocuteur allemand. C’est aussi le cas du francophone (bilingue en fait) Antony Blinken bien qu’il se dise francophile. Emmanuel Macron a donc quelques cartes à jouer pendant quelques mois, en 2021, pour se positionner comme interlocuteur principal de facto, à condition d’avoir une idée précise de ce qu’il veut, et d’exprimer clairement ses points d’accord et de désaccord.

Voilà les soucis du moment…

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Hubert Védrine. Cette thèse, pour n’être pas très optimiste, a le mérite de la clarté.

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[1] Ludovic Tournès, Américanisation. Une histoire mondiale XVIIIe-XXIe siècles, Paris, Fayard, 2020.
[2] Le 12 juin 2000, les représentants d’une centaine de pays se réunissaient à Varsovie, sous la co-présidence de Madeleine Albright, Secrétaire d’État des États-Unis, et de Borislav Geremek, ministre des Affaires étrangères polonais, pour constituer une « communauté des démocraties ».
[3] Le groupe est composé des personnalités suivantes : Mme Greta Bossenmaier (Canada), Mme Anja Dalgaard-Nielsen (Danemark), M. Hubert Védrine (France), M. Thomas de Maizière (Allemagne), Mme Marta Dassù (Italie), Mme Herna Verhagen (Pays-Bas), Mme Anna Fotyga (Pologne), M. Tacan Ildem (Turquie), M. John Bew (Royaume-Uni) et M. Wess Mitchell (États-Unis).

Le cahier imprimé du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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