Allemagne, embellie économique, handicap démographique

Intervention prononcée lors du colloque L’Allemagne, l’Europe et la mondialisation du 12 février 2007

Merci à Jean-Pierre Chevènement et à Res Publica de m’inviter à parler une nouvelle fois devant vous pour traiter l’aspect proprement économique du thème de ce soir.

En préparant mon intervention du jour je me faisais cette réflexion :
Quel dommage que nous ne soyons pas le 12 février 2006 !
C’eût été beaucoup plus simple de vous présenter la situation puisqu’à cette date on pouvait dire très simplement : L’Allemagne vient de connaître la période économique la plus difficile de son après-guerre. 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, cinq années de croissance très faible, de quasi-stagnation, de récession ponctuelle de l’économie allemande. Lorsque je disais à mes interlocuteurs de Rexecode, par exemple, que la croissance française était quelque peu supérieure à la moyenne européenne, ils me répondaient toujours : si on ôtait l’Allemagne du PIB européen, la croissance française serait inférieure à la moyenne européenne. La croissance européenne est plombée par l’Allemagne. Ceci se traduisait aussi par un taux de chômage très élevé (près de cinq millions de demandeurs d’emploi, après les corrections intervenues antérieurement), par un déficit public supérieur à 3%, comme celui de la France et une stagnation qui semblait empêcher toute croissance durable de l’économie allemande.

Les orateurs précédents ont évoqué les aspects politiques de la question mais il faut se souvenir que l’auto-dissolution du Bundestag a eu lieu après un désastre électoral du SPD en Rhénanie-Westphalie, un Land qui connaissait un taux de chômage de 18% de la population active. Le désastre a entraîné l’arrivée de cette grande coalition dont on vous a parlé abondamment jusqu’ici. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle avec ce qui s’est passé en France en 1997 : la dissolution prononcée par le Président de la République en exercice qui a conduit à l’arrivée de la législature Jospin. Mais avec une erreur de prévision économique au départ : selon Bercy il n’y avait pas de reprise économique à attendre et, fut-il annoncé à Monsieur Chirac et Monsieur Juppé, les élections de 1998 se dérouleraient dans un contexte économique défavorable. C’est exactement le contraire qui a eu lieu puisque, au moment même où cette note était rédigée, en janvier 1997, l’économie française redémarrait pour une période de quatre années pendant lesquelles nous avons créé un million trois cent mille emplois dans le secteur marchand. De la même manière il n’est pas impossible que, si Monsieur Schröder et son équipe étaient restés au pouvoir, attendant dans les turbulences l’échéance normale, les résultats électoraux constatés en 2006 auraient été différents de ceux qui, en 2005, ont donné lieu à la formation d’une grande coalition.
Là je plaide contre ma corporation, les économistes qui se trompent presque toujours ! Mais je vais me rattraper un peu dans la suite de mon propos.

Quand je disais :
Quel dommage que nous ne soyons pas le 12 février 2006 ! Les choses auraient été plus simples.
j’aurais pu dire :
Quel dommage que nous ne soyons pas demain soir, le 13 février 2007 !
Car demain vont tomber les chiffres de croissance estimée de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de la zone euro. Nous savons à peu près où les choses vont se situer : pour la première fois depuis 1994, la croissance allemande serait quelque peu supérieure, ou au moins égale, à la croissance française. C’est un événement. En même temps, on nous a asséné les chiffres du commerce extérieur : déficit record pour la France, excédent record pour l’Allemagne. Effectivement, l’Allemagne est, depuis quatre ans, le premier exportateur mondial (+ 14% l’an dernier) tandis que la France subit un déficit croissant de son commerce extérieur. Il s’agit donc de comprendre ce qui s’est passé, comment on a pu passer d’une période, sinon de désespoir du moins de morosité et de perplexité, à une période d’optimisme relatif tel que le climat économique qui prévaut actuellement en Allemagne.

Que s’est-il passé ?
Il faut revenir sur l’action du gouvernement Schröder. Ce gouvernement a pris catégoriquement le parti de la compétitivité des entreprises allemandes dans le cadre de la mondialisation. Il a donné sa bénédiction à un mouvement général qui a consisté en des mesures prises par l’Etat pour réduire les impôts, pour commencer à réformer le système d’assurance maladie (dont un orateur a dit qu’il était assez difficile à lire mais qui a commencé sous Gerhard Schröder) et, en même temps, par ce qui a été le plus discret et peut-être le plus important : une renégociation des conditions de travail dans les grandes entreprises, dans les entreprises moyennes, à l’initiative des entreprises elles-mêmes et de leurs partenaires sociaux, conduisant à une opération qui a été exactement l’inverse de celle qui s’est produite en France durant la même période. On a renégocié les conditions de travail et de rémunération des salariés, en particulier dans les entreprises du secteur exportateur. La durée du travail a été allongée, très souvent elle a été calculée sur l’année, on a donc obtenu une flexibilité. On a accru substantiellement, voire massivement la part du travail temporaire et du travail à temps partiel. Autrement dit, on a fait des réformes libérales du droit du travail par la voie contractuelle. En France nous avons la mauvaise habitude de tout regarder à travers les programmes politiques alors que, dans un pays comme l’Allemagne, des choses essentielles se sont produites par la voie contractuelle. C’est le résultat qui compte. The Economist ne s’y était pas trompé : au moment même où tout le monde donnait l’Allemagne en piteux état, « l’homme malade de l’Europe », disait-on, The Economist faisait publier, le 20 août 2005, un article intitulé « Ready to motor » (l’Allemagne va redémarrer), il parle des réformes introduites en Allemagne, il dit une chose essentielle, bien connue de tous les économistes : les coûts unitaires du travail ont été substantiellement abaissés en Allemagne, seule grande économie européenne qui ait réalisé cette opération tandis que ces coûts s’accroissaient en France, en Espagne et en Italie. Sachez qu’il y a quelques années encore, le coût unitaire du travail en Allemagne était estimé 40% supérieur à celui du Royaume-Uni ou des Etats-Unis.
Donc le chancelier Schröder a réalisé un virage, une réforme très importante, dont la chancelière actuelle récolte les fruits naturels. En simplifiant les choses, l’Allemagne a fait les 35 heures à l’envers.

En même temps, on a vu deux aspects complémentaires positifs :
Une consolidation financière des banques qui étaient grevées par des créances douteuses, en particulier sur deux secteurs qui souffraient de façon dramatique de la faiblesse de la demande intérieure : le bâtiment et la distribution. Les grandes faillites allemandes de ces dernières années ont concerné ces grands secteurs. D’ores et déjà, j’indique que la grande question est de savoir si cette demande interne allemande va repartir dans les années à venir.
• Le fait que les Länder de l’Est ont commencé à aller un peu mieux. Certaines activités, en particulier en Saxe, ont commencé à se développer de façon performante. Ces Länder orientaux ont donc été, moins que par le passé, un boulet pour l’ensemble de la République fédérale.

L’amélioration est-elle durable ?
Instantanément, la situation est encourageante :
La hausse des exportations réalisées en 2006 atteint 14%. Pour abonder dans le sens des propos de Edouard Husson, sachez que, hors Union Européenne (Brésil, Inde, Chine etc.), c’est + 17%, ce qui veut dire qu’une forte partie du delta des exportations allemandes réalisées en 2006 est encore au sein de l’U.E. Cela ne dément pas le propos d’Edouard Husson : si l’Allemagne accroît ses exportations c’est au détriment de ses partenaires de l’Union Européenne. La prépondérance de l’industrie allemande s’accroît au sein de l’U E.
Les investissements sont enfin repartis à la hausse après une période relativement médiocre. Pour le première fois depuis longtemps, les entreprises allemandes dédaignent moins le site allemand pour leurs investissements nouveaux, une certaine embellie des investissements soutient donc une certaine forme de la demande intérieure qui est l’investissement.
L’emploi, plus exactement le taux de chômage, s’améliore et va s’améliorer mécaniquement : les jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail sont moins nombreuses que celles qui le quittent. Donc, à emploi total inchangé, le taux de chômage va s’améliorer d’année en année. La question est de savoir si l’emploi va se maintenir. Pour l’instant il se maintient et s’améliore plutôt. De ce point de vue il y aura moins de charges, la RFA sera moins soumise à la charge découlant du soutien apporté à une masse de plus de quatre millions de chômeurs.
• On peut penser que, dans ces conditions, le moral des consommateurs sera un peu meilleur et la consommation un peu plus soutenue.

Cependant, malgré cette photographie instantanée que je réalise devant vous, je pense que les années qui s’annoncent ne seront pas formidables pour l’Allemagne ni, d’ailleurs pour la France.

Des obstacles s’opposent à une croissance indéfinie des exportations allemandes. Si l’Allemagne a réalisé 2,5% de croissance, comme c’est probable, avec 14% d’exportations supplémentaires, cela signifie que la demande interne reste faible dans un contexte encourageant.

Y a-t-il une chance de voir se maintenir le taux de croissance des exportations allemandes dans les années à venir ?
Je n’y crois pas.
Y a-t-il une chance forte de voir une accélération de la demande interne, en particulier de la consommation des ménages dans les années à venir ?
Je n’y crois pas non plus.

Les exportations allemandes sont concentrées dans des secteurs d’excellence, très lourds, très rémunérateurs, la machine-outil, la chimie/pharmacie et bien sûr l’automobile (l’automobile allemande est de loin la plus puissante en Europe). L’Allemagne participe aussi, avec la France, à un grand secteur aéronautique et spatial. Néanmoins, dans tous ces secteurs, on peut prévoir sans risque extrême de se tromper que nous assisterons, dans les cinq, huit, dix années à venir, à une substitution progressive, de la part des pays d’Asie émergente et des pays d’Amérique latine, à des produits d’origine européenne, à commencer par les produits allemands ou français. On fera de plus en plus des machines en Inde et en Chine. Les Airbus A 320 seront montés en 2009 sur un site chinois (Tian Jin).Il y aura donc une substitution naturelle de productions locales, comparables aux nôtres, à celles que nous exportions, et en particulier à celles que l’Allemagne exportait vers ces pays.

Une menace concrète pèse, à relativement brève échéance, d’ici la fin de la décennie, sur la force actuelle des exportations allemandes ou européennes – et même américaines et japonaises – : c’est le cycle de l’investissement dans l’Asie émergente. L’Asie émergente investit à tout va. Mais tout cycle d’investissement s’interrompt ou s’atténue à un certain moment. Par conséquent, nous allons voir, dans les années qui viennent, une atténuation de cet investissement. Il faudra tout simplement amortir. Le premier économiste qui ait tenté d’expliquer le cycle à partir de la nécessité d’amortir les investissements l’a fait il y a un siècle et demi, il s’appelait John Stuart Mill. Il y aura naturellement nécessité d’amortir les capacités énormes qui ont été constituées tout particulièrement en Asie émergente, et même en Europe de l’Est. A ce moment nous verrons le courant d’exportations à partir du site allemand, plus largement du site européen, tendre à s’affaiblir.
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas au maintien d’un taux de croissance des exportations de l’ordre de 14% par an, origine principale de la bonne performance de l’Allemagne en 2006 et de l’absence de récession importante en Allemagne entre 2001 et 2005.

La consommation est chroniquement anémiée pour des raisons évidentes : les salaires sont tenus sous étroite surveillance. Le taux de salaire horaire en Allemagne augmente de 1,5% l’an, soit le taux d’augmentation des prix à la consommation. Les gains de productivité sont intégralement accaparés par les entreprises, il n’y a donc pas d’augmentation du pouvoir d’achat à partir du marché du travail sauf sous forme de création d’emplois supplémentaires. Cette consommation anémiée, ces salaires faibles, peuvent avoir des conséquences. On pouvait lire récemment dans la presse anglo-saxonne (moins dans la presse européenne) que le Brain drain (la fuite des cerveaux) a commencé à affecter certaines personnes qualifiées en Allemagne, ingénieurs et médecins tout particulièrement : des médecins allemands quittent l’Allemagne pour l’Amérique du Nord où ils peuvent doubler leurs salaires ou honoraires. Il faudra donc que l’Allemagne songe à résister à cette situation. (C’est vrai aussi pour la France dont le système de santé est particulièrement performant, puisque nous vivons de plus en plus vieux.)

Mais il y a le problème démographique. D’après une lecture récente, en 1960, les deux Allemagnes auraient eu 1 300 000 naissances. En 2006, la RFA a eu 686 000 naissances. La décrue de la fécondité est prodigieuse. La France, pays de 62 millions d’habitants a eu 830 000 naissances en 2006, soit 150 000 de plus qu’un pays qui compte 20 millions d’habitants de plus qu’elle. Certes, c’est une « exception démographique » en Europe, je l’admets et le soutiens. Mais, au-delà de cette exception démographique, encourageante pour la France mais lourde de charges supplémentaires qui vont nous incomber, ce qui importe c’est que, sauf à voir l’Allemagne repartir sur des bases démographiques plus fortes – grâce à une politique appropriée dont j’ignore si Madame Merkel et ses coéquipiers sont décidés à la mener jusqu’au bout – on ne peut pas espérer de redressement important de la consommation intérieure et de la demande en Allemagne dans les années à venir.

On ne peut pas établir de pronostics à long terme favorables à l’économie allemande même dans un système mondialisé où ses entreprises réalisent des performances plus que bonnes. Nous verrons d’ici trois à quatre ans au plus tard la fin de l’embellie que nous constatons actuellement.

Pour revenir sur les propos d’Edouard Husson, il faut que l’Europe occidentale, celle qui a donné naissance à la CEE puis à l’Union Européenne envisage tous les aspects de la question et cesse de considérer que la mondialisation et les exportations de Siemens ou d’Airbus dans le monde sont la clef de notre avenir. C’est une petite clef parmi des dizaines d’autres. Il nous faudra puissamment développer et protéger notre marché intérieur, d’une manière ou d’une autre. Il faudra donc, me semble-t-il, mettre à l’ordre du jour la question de la protection commerciale, bien que – je le sais très bien – les élites allemandes n’y soient absolument pas favorables, bien au contraire, puisque pour l’instant tout se joue sur la surcompétitivité de l’économie allemande.

En conclusion je voudrais revenir à la France. Les propos relativement pessimistes que je viens de tenir à propos de l’Allemagne dans le moyen terme peuvent s’appliquer, pour d’autres raisons, à la France.
Il y a actuellement un peu plus de jeunes Français entre zéro et quatorze ans (11 millions) que de jeunes Allemands (10,5 millions). Ceci signifie pour la France des charges : charges du vieillissement démographique mais aussi charges des jeunes qu’il faudra éduquer, soigner et préparer à leur entrée sur le marché du travail. Dans quelques années, il y aura plus de jeunes entrant sur le marché du travail français que sur le marché du travail allemand. Un seul de nos candidats à la présidence de la République le sait-il ? L’économie allemande, apparemment très forte (environ 40% plus forte que la nôtre), accueillera donc moins de jeunes que nous ! Nous avons un très lourd défi à relever. L’Allemagne a son défi démographique, nous avons le nôtre.

Sans être en quoi que ce soir sarkozien dans mon propos, je dirai que nous pourrions nous inspirer temporairement de l’exemple allemand donné par Gerhardt Schröder, peu suspect d’être un ultra-libéral – même si, au fond, il est économiquement libéral- et tenter une opération « compétitivité France ».L’économie française repose sur trois piliers : le bâtiment/travaux publics, l’aéronautique et l’espace, l’automobile. Quel est celui qui, défaillant ces dernières années, a fait que la part de nos exportations dans les exportations européennes a continuellement décliné ? Nos exportations représentaient 54% par rapport aux exportations allemandes en 1999, c’est aujourd’hui 43% ou 44%. Mais nous avons aussi reculé par rapport à l’Italie, pays à l’économie relativement faible, peu productive, sans recherche-développement.
Il y a donc un problème français. Est-il lié aux 35 heures ? Je le crois fortement. Mais il est lié aussi à une mauvaise orientation de nos efforts.
Il faudra trouver les moyens de remonter instantanément, pour au moins deux ou trois années, la compétitivité de la France dans des secteurs-clefs comme l’automobile. Sachez que la production automobile française sur le site national a reculé de 18% entre novembre 2004 et novembre 2006. .

Si nous voulons soutenir, avec quelque chance d’être écoutés, la thèse que l’Europe doit se protéger vis-à-vis des sites de production à très bas salaires aussi bien pour la matière grise que pour la main d’œuvre, nous ne devons pas être le mauvais élève qui, en dépit de ses mauvaises notes, vient demander au professeur de le faire passer dans la classe supérieure. Nous devons être un bon élève du point de vue de la compétitivité. C’est pourquoi je préconise, à contre-pied de ce que j’ai dit tout à l’heure, de renforcer la compétitivité française par tous les moyens possibles, sans jamais oublier que le sort durable de toute économie européenne repose sur sa capacité à préserver son site de production face à des sites de production avantagés par le bas coût du salaire, aussi bien pour la matière grise que pour la main d’œuvre.
Je vous remercie de votre attention.

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