« Politique agricole, géopolitique et souveraineté alimentaire : où va l’Europe ? »

Intervention de Gérard Choplin, analyste indépendant des politiques agricoles, expert du rapporteur du Comité européen des Régions sur la réforme de la PAC, lors du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » du jeudi 21 octobre 2021.

Bonjour à tous et merci pour l’invitation.

La Politique agricole commune de l’Union européenne, la PAC, va avoir 60 ans l’an prochain. À cette époque, en 1962, la toute jeune Communauté économique européenne (CEE) a pu décider de sa politique agricole.

Bien entendu, en pleine guerre froide, juste après la construction du Mur de Berlin, elle n’a pu le faire sans le consentement des États-Unis.

D’une part, les États-Unis avaient besoin d’une Communauté européenne forte économiquement, donc d’une Politique agricole forte en Europe, pour faire face au bloc soviétique et éloigner les citoyens européens de tentations communistes.

D’autre part, le Rideau de fer avait coupé l’Europe de l’Ouest de ses greniers à blé traditionnels d’Europe centrale et de Russie.

La Communauté économique européenne a donc pu, avec cette première PAC, développer très vite sa production, se protéger des importations et subventionner des exportations croissantes.

Les États-Unis ont quand même pris soin de s’assurer qu’ils pourraient nous vendre leur soja sans droit de douane. Cette non-taxation du soja, alors que les céréales sont lourdement taxées, aura de lourdes conséquences en Europe sur les modes d’élevage et ses lieux de production. Nous payons encore cette erreur stratégique.

Si la CEE a pu ainsi définir sa politique agricole en fonction de ses intérêts et des contingences géostratégiques de l’époque, c’est parce que, depuis 1947, naissance du GATT, les règles du commerce international appliquées aux autres secteurs ne s’appliquaient pas à l’agriculture : les États puissants pouvaient en gros faire ce qu’ils voulaient en matière de droits de douane et de subventions.

S’agissait-il alors de souveraineté alimentaire de la part de la CEE ?

Pas vraiment, car si la souveraineté alimentaire est d’abord le droit et la capacité politique et stratégique de définir sa politique agricole et alimentaire, c’est aussi, en même temps, le devoir de le faire sans nuire aux pays tiers et de manière durable sur le plan social et environnemental. C’est à la fois un droit, mais aussi deux devoirs.

Thierry Pouch a mentionné Via Campesina. Il se trouve que pendant trente ans j’ai animé un réseau d’organisations paysannes en Europe qui, en 1993, a co-créé Via Campesina. Via Campesina regroupe des paysans du Nord et des paysans du Sud qui partagent les mêmes revendications et qui, à l’époque, s’opposaient très clairement aux règles OMC du commerce international.

Revenons à la PAC et au fait qu’elle a oublié les deux devoirs de la souveraineté alimentaire. La CEE, en se protégeant à l’importation et en subventionnant ses exportations, était déloyale vis-à-vis des pays tiers. Et le productivisme agricole « boosté » par la PAC s’est fait au détriment de l’environnement et a vidé les campagnes. On a payé les agriculteurs pour partir à la ville.

Sans oublier que les montagnes d’excédents européens coûtaient très cher. Il fallait bouger. Alors s’engagent en 1986 des négociations pour de nouvelles règles du commerce international, l’Uruguay Round, qui, cette fois, vont inclure l’agriculture.

Tandis que les États-Unis veulent freiner la concurrence à l’export de l’Union européenne, les pays tiers ne veulent plus du dumping à l’exportation des États-Unis et de l’Europe.

Et voilà que le Mur de Berlin tombe : le néolibéralisme peut se développer et devenir « la pensée unique ».

Les États-Unis et l’Union européenne vont alors s’entendre sur le dos des pays tiers pour modifier les règles du commerce international agricole tout en continuant à faire des exportations agricoles leur priorité.

Mais les États-Unis, qui assurent toujours la sécurité stratégique de l’Europe, ont la main et l’Europe devra s’incliner. Sans obtenir le droit de taxer les importations de soja, elle doit au contraire baisser ses droits de douane et ses prix agricoles.

C’était en 1992, il y a 30 ans.

La PAC, avec la réforme de 1992, s’en trouve profondément modifiée dans ses instruments, en lien avec l’accord Union européenne-États-Unis de Blair House, à Washington, quelques mois plus tard, qui préfigure l’accord international signé à Marrakech en 1994 et qui crée l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les deux superpuissances agricoles de l’époque, États-Unis et Union européenne, imposent donc l’accord à tous les pays tiers : ce sont toujours les plus forts qui écrivent les règles. Des règles où l’on a remplacé les prix agricoles par des primes aux exploitations. Des règles qui permettent aux « pays riches » de blanchir leur dumping [1] à l’exportation, au détriment des pays qui n’ont pas les moyens de subventionner leur agriculture.

À partir de 1992, ce sont donc ces nouvelles règles du commerce international agricole qui formatent les politiques agricoles : au lieu de corriger les erreurs de la première PAC, de stopper le dumping et d’enrayer le productivisme, non seulement l’Europe ne remplit pas les deux devoirs de la souveraineté alimentaire, mais elle perd le droit de définir le cadre de sa politique agricole puisque le cadre est dessiné par les règles internationales agricoles sur lesquelles, une fois l’accord adopté, elle n’a plus de prise.

La souveraineté alimentaire est donc incompatible avec les règles actuelles du commerce international. C’est pourquoi en 1996, au sommet FAO de Rome, Via Campesina a lancé le concept de « souveraineté alimentaire » qui à la fois était en opposition avec les règles du commerce international, donc avec l’accord OMC, et voulait instaurer des règles pour un commerce international juste, durable et solidaire.

Or, depuis 1992, on en est resté là : il y a bien eu encore cinq « réformettes » de la PAC, dont la dernière, adoptée en juin dernier pour les années 2023-2027, mais sans changer les grandes lignes : pour caricaturer, on peint la locomotive en vert, mais on se garde de placer un aiguillage pour changer de direction.

Aujourd’hui, à quelques semaines de la 12ème conférence ministérielle de l’OMC à Genève, il n’est toujours pas question de changer profondément ces règles, qui datent pourtant du siècle dernier et sont incapables de répondre aux défis globaux d’aujourd’hui. Pire, elles les aggravent.

La négociation de la dernière réforme de la PAC illustre bien les enjeux dans lesquels l’Union européenne essaie de surnager.
En juin 2018, la Commission européenne présidée par Jean Claude Juncker propose une réforme de la PAC plus « verte », mais sans grand changement de fond. C’est aux États membres, à travers leurs ministres de l’agriculture (le Conseil), et au Parlement européen de discuter, négocier et décider cette réforme. Mais ils n’ont pas eu le temps de conclure avant l’élection du Parlement européen et la nomination de la nouvelle Commission européenne en 2019. La nouvelle Commission, présidée par Ursula Van der Leyen, lance le Green Deal, une stratégie ambitieuse face au dérèglement climatique et à l’extinction de la biodiversité.

Le Green Deal comprend en particulier deux stratégies : « De la ferme à la table » et « Biodiversité pour 2030 » et propose des objectifs chiffrés d’ici à 2030 tels que 25 % de la surface agricole de l’Union européenne en bio, 10 % de la surface agricole en zone protégée, 50 % de réduction des pesticides, 20 % de réduction des engrais, 50 % de réduction du recours aux antibiotiques dans l’élevage. Cette stratégie « De la ferme à la table » a été approuvée il y a deux jours par le Parlement européen.

Mais la réforme PAC proposée par la Commission Juncker un an avant ne va pas aussi loin et son calendrier n’attend pas. Comme pour toute proposition législative européenne, elle se termine par un trilogue de négociation entre le Conseil agricole européen (ministres) et le Parlement européen, en présence et sous le contrôle de la Commission européenne. Ce trilogue a abouti le 28 juin dernier à un accord pour la prochaine PAC, en contradiction avec le Green Deal proposé par la nouvelle Commission européenne.

La PAC ayant été largement renationalisée dans sa mise en œuvre, c’est aux États membres maintenant de définir les modalités d’application chez eux. À la fin de cette année, la France doit donc présenter son plan stratégique national d’application de la nouvelle PAC pour les années 2023-2027.

Alors le lobby agro-industriel s’active : il veut bien une petite couche de peinture verte supplémentaire, mais surtout pas d’aiguillage, et il s’emploie à maintenir la future PAC en dehors du Green Deal, qui n’a pas encore de base juridique.

Faut-il financer le développement de drones miniatures pour remplacer les pollinisateurs ou bien arrêter les pesticides chimiques ? Faut-il construire de gros méthaniseurs pour maintenir les élevages industrialisés ou bien ramener l’élevage à une taille humaine et à l’air libre ?

Les États membres, et la France en particulier, portent aujourd’hui une grande responsabilité en allant dans un sens ou dans l’autre. D’ici le 31 décembre de cette année, chaque État membre doit présenter un plan stratégique national d’application de la nouvelle PAC, avec de grandes marges de manœuvre. C’est aussi un défi pour l’Union européenne parce que tous les États ne vont pas aller dans le même sens, ce qui peut aussi créer des distorsions de concurrence sur le marché unique. C’est un des enjeux des prochains mois.

Et pendant ce temps, comme disait Michel Serres, « la nature ne négocie pas ».

Le « plus tard », celui où l’on a remis sans cesse les problèmes depuis 60 ans, eh bien il est arrivé.

Au rythme actuel de notre inaction, les + 1.5°c de l’accord de Paris sur le climat seront atteints dès 2029 et la moitié des espèces de plantes à fleurs sont menacées, faute de pollinisateurs (étude internationale du 13 octobre).

Alors où va l’Europe ?

L’Union européenne est le premier exportateur alimentaire mondial et un des premiers importateurs : elle a donc toute légitimité pour initier une modification en profondeur des règles du commerce international agricole dans un sens plus solidaire et plus durable, mais le fait – elle ? Le fera-t-elle ?

Rappelons qu’en Europe, nous avons délocalisé une partie croissante de nos approvisionnements en protéines végétales pour nourrir les animaux, en fruits & légumes et en produits de la mer, un domaine où nous sommes extrêmement déficitaires. Aujourd’hui, l’Union européenne est très dépendante des terres qu’elle exploite à l’extérieur : principalement en Chine, devenue notre premier partenaire commercial, mais aussi en Russie, Brésil, Argentine, etc.

Rappelons aussi que notre agriculture est très dépendante des importations de phosphates, de gaz pour produire les engrais azotés, de machines agricoles, d’électronique… et de pétrole pour les tracteurs.

Lorsque la première coopérative agricole française Agrial emploie 2000 salariés au Maroc pour produire notamment des tomates pour le marché français, s’agit-il d’une exportation marocaine et d’une importation française, ou bien d’une simple optimisation des coûts sociaux et environnementaux d’une firme multinationale ?

Lorsque les petites crevettes grises de la Mer du Nord, très prisées des Belges, partent en camion depuis Ostende jusqu’au Maroc pour y être épluchées par de petites mains pas chères, et qu’elles retournent en camion en Belgique, le PIB augmente, l’import/export aussi : alors, tout va bien ?

Pendant ce temps l’autoroute entre la Roumanie et l’Europe de l’Ouest, dont la construction a été financée par l’Union européenne, voit passer des camions chargés de pâte à pain congelée pour approvisionner nos supermarchés d’Europe de l’Ouest. Est-ce l’Europe que nous voulons ?

Une des questions centrales de la souveraineté alimentaire est de définir la juste place à accorder au commerce international agricole. Ni plus, ni moins.

Aujourd’hui, au nom de la compétitivité, alors que seulement 10 % de la production agricole mondiale est échangée, on aligne les prix de toute la production sur le moins disant social et environnemental et nos agriculteurs vendent trop souvent leurs produits à des prix inférieurs à leurs coûts de production. Une absurdité institutionnalisée par la PAC depuis 1992, qui verse des aides directes pour compenser un peu ces prix trop bas. Et, comble de l’absurde, ces aides, versées par hectare et non par actif, sont découplées à la fois de la production et du prix, si bien qu’aujourd’hui, alors que le prix des céréales est élevé, les aides la PAC vont surtout aux céréaliers !!
Lorsque le prix du lait en Europe dépend de la météo ou de l’activité volcanique en Nouvelle-Zélande, il est temps de changer de PAC et de règles internationales. Une régulation des marchés agricoles européens pour stabiliser les prix et éviter des excédents structurels bradés à l’extérieur n’est hélas pas à l’ordre du jour mais une timide avancée a été décidée grâce au Parlement européen lors du trilogue de juin dernier.

La souveraineté alimentaire de l’Union européenne reste donc à conquérir. L’Europe est-elle prête à s’émanciper du parapluie américain, à faire sa place entre les États-Unis et la Chine ?

Deux exemples de la faiblesse géostratégique de l’Union européenne et de ses conséquences sur notre politique agricole :
– En 1984, j’accompagne une délégation paysanne syndicale française auprès du ministre de l’Agriculture, Michel Rocard, pour plaider un rééquilibrage par le haut des droits de douane UE entre les céréales et l’alimentation animale (principalement le soja massivement importé des États-Unis à droit de douane nul). La Commission européenne a proposé à plusieurs reprises une taxation, toujours rejetée par le Conseil des ministres. Michel Rocard, après avoir entendu notre plaidoyer nous dit : « Vous avez raison. Mais à chaque fois que le Conseil veut discuter très concrètement de cette taxe, les États-Unis, toujours près des couloirs du Conseil, nous avertissent : si vous décidez cette taxe, nous retirons nos troupes de Berlin- Ouest ». J’ai compris ce jour-là que, tant que l’Union européenne restera sous le parapluie de défense stratégique américain, elle ne pourra gagner son autonomie en protéines végétales. Ce qui s’est vérifié depuis.

– En juillet 2018, le président des États-Unis, Donald Trump, menace de taxer l’importation des voitures européennes (surtout allemandes). Angela Merkel prie alors J.C. Juncker de se rendre à Washington : en échange du retrait de cette taxe, les États-Unis imposent à l’Union européenne une forte augmentation de ses importations de soja en provenance des États-Unis, ce qui s’est vérifié dans les mois suivants.

Aujourd’hui, malgré le fait qu’elle représente une puissance économique de premier plan, avec un haut pouvoir d’achat moyen qui attire les exportateurs des pays tiers, l’Union européenne n’a pas de politique extérieure vraiment commune. Au contraire, sa faiblesse stratégique et ses divisions internes attirent les tentations de déstabilisation de l’extérieur.

Les deux dernières décennies ont vu se multiplier les accords bilatéraux dits de libre-échange, mais face aux problèmes globaux, la réponse ne peut être que multilatérale. Entre une Chine autoritaire qui veut retrouver son empire et les États-Unis qui se préparent à court-circuiter l’ONU dans une « alliance des démocraties » qu’elle dominerait, l’Europe est en danger, mais que veulent ses citoyens ?

Je vous remercie de votre attention.

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[1] Entendu comme une exportation à un prix inférieur au coût de production du pays exportateur

Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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