Planification écologique et transformation de l’économie française

Intervention de Jean-Marc Jancovici, fondateur et président de The Shift Projet, membre du Haut Conseil pour le Climat, auteur de Climat, crises : Le plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob, 2022) devant les auditeurs de l'IRSP, lors d'une conférence en date du 8 avril 2022.

Jean-Marc Jancovici

Revenir sur soi est toujours un exercice un peu périlleux parce que, à titre personnel, je n’ai pas l’intention d’écrire mes mémoires, ce qui veut dire que les gens qui font ce genre d’exercice doivent se fonder sur tous les « on dit » qui circulent ici et là. Ma page Wikipédia n’est, par exemple, qu’une succession de « on dit » puisque je n’en ai pas écrit une ligne. Il en va de même pour les portraits qui paraissent dans la presse de temps en temps. Les journalistes qui font ces portraits ne me demandent rien. D’ailleurs, je ne leur demande rien non plus, je ne suis pas adepte de ces exercices. Je vais donc commencer par faire un petit sondage : qui ici n’a jamais vu l’enregistrement d’une de mes interventions ? J’ai appris ce soir qu’il y avait 213 vidéos. Qui n’a jamais vu une intervention de ma pomme sur le sujet « énergie-climat » ? Si vous avez des questions éventuellement, il ne faudra pas hésiter à en poser.

Je vais vous parler maintenant du Plan de transformation de l’économie française qui a été mis sur l’établi par le Shift project il y a deux ans, quand on a commencé notre travail lors du premier confinement dû au covid, en mars 2020. Nous avons modestement tenté de créer un lobby qui avait vocation à soutenir les entreprises qui, très égoïstement, trouvaient un intérêt à la décarbonation. C’est l’acte de naissance du Shift project. Ce n’est pas à vous, qui vous apprêtez à servir la démocratie, que je vais apprendre que le cahier des charges de la démocratie consiste en un système remontant, c’est le peuple qui exprime un certain nombre de directions aux gens qui gouvernent auxquelles il est difficile d’échapper. Si on veut, en démocratie, orienter les choses, le consensus n’est pas à créer au sein de la classe politique. Il est à créer au sein des électeurs. L’idée du Shift project était de s’adresser aux électeurs, ou plus exactement de s’adresser à la société civile, et à un certain nombre d’organismes qui pouvaient servir de relais au sein de la société civile, c’est-à-dire des grandes entreprises, des représentants du monde économique, des syndicats, du tissu associatif, etc. Nous avions vocation à nous appuyer sur ces organismes structurés au sein de la société civile pour faire remonter des revendications allant dans le sens de la décarbonation. Pour les influencer il fallait que ces organismes y trouvent leur compte en les convainquant que c’était dans leurs intérêts. Ma petite vie professionnelle m’a appris qu’il était extrêmement difficile pour quelqu’un de militer pour quelque chose de long terme si à court terme ça ne représentait que des « emmerdements ». Personne ne fait ça en fait, ni vous, ni moi, personne …

Si jamais on veut que le climat soit une priorité dans l’action publique, il faut qu’en pratique ça soit le co-bénéfice d’un certain nombre d’actions ayant des bénéfices de court terme qui n’ont rien à voir avec le climat. Il nous faut convaincre une fraction suffisante de la population qu’il y a des bénéfices de court terme, autres que le climat, à agir. Ces bénéfices peuvent être sanitaires, économiques, ou même moraux. Ils peuvent avoir trait à l’éthique, à la norme, au sens, enfin à tout un tas de trucs qui sont des choses très puissantes … On s’est entretué au nom des religions, ce n’est pas rien le sens et la morale. Voilà, mais ces bénéfices doivent être autres que simplement « je vais préserver le climat pendant cent ans » parce que ça tout le monde s’en fout royalement, moi le premier du reste. Ce n’est pas ça qui nous fait avancer. Ce qui nous fait avancer, ce sont des choses qui s’ancrent dans des échelles de temps qui sont beaucoup plus courtes parce qu’on n’échappe à notre câblage biologique et que nous sommes des animaux et que c’est comme ça que ça marche.

En 2010, on crée dont le Shift project essentiellement avec des membres d’entreprises. Il y a cinq ou six ans, lui emboitait le pas une autre association de personnes qui s’était créée à côté, les Shifters, qui appuie maintenant les travaux du Shift project. Les effectifs des Shifters aujourd’hui sont entre 5000 et 15 000 personnes (c’est comme dans les syndicats ou les partis politiques, ça dépend de la manière de compter). Si j’en reviens à mon Plan de transformation de l’économie française : en mars 2020, donc au moment du premier confinement, quelque chose me saute aux yeux, l’économie va s’arrêter et pourtant on va chercher à lui maintenir la tête hors de l’eau en essayant de la faire repartir à l’identique dès que l’occasion se présentera. Dit autrement, on ne va pas profiter de l’occasion d’avoir mis l’économie à l’arrêt, enfin de l’avoir ralentie plus exactement, pour la faire repartir sur d’autres bases et la raison à cela est toute simple c’est que les bases n’existent pas et il n’y a pas de plan, si on doit la faire repartir autrement, en fait, on ne sait pas comment faire … Ce que nous nous sommes dit à l’époque, c’est que on allait donc essayer de réfléchir à la question suivante : « À quoi pourrait ressembler un plan permettant d’orienter l’économie d’une manière différente ? » Ce plan, bien évidemment, arriverait beaucoup trop tard pour être prêt (puisque ce n’est pas en deux mois que nous allions être capables de faire ce plan), mais on avait une échéance devant nous qui, en France, permet traditionnellement de discuter des grandes orientations de la société. Cette échéance, c’est l’élection présidentielle et on pensait qu’on pourrait être prêts. La manière dont on s’est organisé, c’est qu’on a décidé qu’on allait faire de l’économie physique sans argent. Vous allez me dire comment est-ce qu’on fait de l’économie sans argent ? Eh bien, on fait de l’économie sans argent !

On fait de l’économie sans argent quand on parle objets, productions, compétences, et tout ce qui se mesure en bonhommes, en tonnes, en kilomètres, en litres et en m2. Les euros, ou les livres, ou les roupies n’arrivent que derrière pour donner une contrepartie partielle, parce que ça ne mesure pas toute l’économie. Or, ce qui nous contraint sur terre, ce n’est pas l’argent. Je veux de l’argent, j’ouvre mon ordinateur, j’appuie sur « retour chariot » et je crée de la monnaie. C’est très facile de créer de l’argent, ça ne pose strictement aucun problème. Ce qui est limité sur notre planète, ce sont les ressources, les m2, les litres, les tonnes et ce qui est limité sur notre planète c’est également la capacité de l’atmosphère à épurer le CO2, la capacité de l’océan à accepter la quantité de poissons qu’on pêche, la capacité des gens à acquérir des compétences dans un temps donné … Tout ça relève du monde physique, ce qu’on a fait dans le Plan de transformation de l’économie française, c’est de regarder la manière dont on pouvait mettre l’économie en harmonie avec un certain nombre de limites physiques qu’on considère qu’il ne faut pas transgresser, la principale étant la dérive climatique. Je vous rappelle un tout petit peu de physique : cette dérive climatique, à partir de maintenant, on ne l’arrêtera plus. On ne l’arrêtera plus parce que le temps de résidence d’un surplus de CO2 dans l’atmosphère est beaucoup trop long. Je vous rappelle quelque chose qui est absolument essentiel, c’est que dans dix mille ans, 10 à 20 % du surplus du CO2 que nous avons créé sera toujours présent même si on arrêtait les émissions demain matin.

On ne pourra plus jamais, du restant des temps historiques, remettre l’atmosphère en état, ou plus exactement l’état dans lequel elle était avant l’ère industrielle. C’est impossible. La dérive climatique que nous avons commencé à enclencher va se poursuivre et les conséquences de cette dérive vont s’amplifier et, en fait, elles s’amplifieraient même si la hausse de température s’arrêtait demain matin. Par exemple, j’ai un ami qui dirige une fédération, un organisme représentatif qui s’appelle « France, bois forêt » et qui représente les forestiers et les industriels du bois. Je peux vous dire que, même à condition climatique stabilisée demain matin, les épicéas et les hêtres sont à peu près tous condamnés en France. Les sécheresses récurrentes vont continuer à augmenter et tuer les forêts. Un épicéa, ça survit à une sécheresse, ça survit à deux sécheresses, ça survit à trois sécheresses, puis à la quatrième, « clac ». Donc, le climat tel qu’il est déjà modifié, est déjà devenu hostile pour une partie des espèces que nous avons dans les forêts françaises. Les conséquences du réchauffement climatique vont donc s’échelonner sur de très longues périodes et ça va suivre le réchauffement des températures avec un effet retard et une inertie absolument considérables. Le Plan de transformation de l’économie française a vocation à mettre l’économie en harmonie avec la limite qu’il ne faut pas passer si on veut éviter le réchauffement planétaire à 2°, c’est-à-dire 5 % de baisse des émissions par an, si on veut limiter le réchauffement à 2°, sachant qu’à 2 % je rappelle que tous les coraux sont quand même morts, que les épicéas et les hêtres disparaissent de France sauf dans les montagnes, le chêne aussi, que à 2° le pourtour du bassin méditerranéen perd 20 % d’humidité des sols, c’est déjà la garantie de réfugiés par dizaines, ou plus probablement centaines de millions, donc déjà des déstabilisations politiques qui vont s’amplifier à droite et à gauche. Vous connaissez la maxime « ventre affamé n’a point d’oreilles ». Quand les gens commencent à avoir faim, en général, ça ne se passe pas très bien au niveau de la stabilité politique. A 2°, je vous l’ai dit, tous les coraux tropicaux ont disparu, vous avez également un certain nombre d’évènements extrêmes qui s’intensifient de manière significative, déjà, aujourd’hui, dans l’Atlantique Nord la fréquence des ouragans intenses, ceux de catégories 4 et 5, a doublé sur les quarante dernières années et à 2°, ça augmentera encore la fraction de ces catastrophes naturelles.

Donc si on veut se limiter à 2°, il faut que les émissions planétaires baissent de 5 % par an à partir de demain matin et c’est ça qu’on a pris comme objectif de départ dans le Plan de transformation de l’économie française. On a également mis des conditions aux limites. Il ne faut pas que pour baisser les émissions, on ait besoin par ailleurs de trop de métal. Vous savez peut-être, ou peut-être pas, qu’il faut des dizaines de fois plus de cuivre pour faire des KWh solaires que pour faire des KWh nucléaires, donc si on veut développer fortement les énergies renouvelables basées sur des sources diffuses – le soleil et le vent sont pour rappel des sources diffuses -, on va avoir besoin de grandes quantités de métal. Même si nous sommes dépendants de l’étranger pour l’uranium, il n’y a plus une mine en activité en France, ce qui nous rend tout autant dépendant de l’étranger pour le cuivre, l’aluminium, le tungstène, le vanadium, le chrome ou le lithium. On peut en faire un peu en Alsace, mais globalement on importe tous les métaux donc si on se rend dépendant d’une autre ressource que celles dont on veut se débarrasser de façon excessive, on ne s’est pas nécessairement mis dans une position beaucoup plus solide, en tout cas pas sur le long terme. Donc on s’est mis comme condition aux limites de ne pas dépendre excessivement des métaux et on s’est mis comme condition aux limites également de ne pas dépendre excessivement des sols.

Ça veut dire quoi de ne pas dépendre des sols ? Aujourd’hui vous avez quatre usages des sols différents : le sol peut servir à nourrir, c’est l’agriculture ; il peut servir à nous fournir des matériaux c’est le bois, ou le chanvre, ou le lin ou le coton ; il peut servir à nous fournir de l’énergie, c’est le bois énergie ou les cultures qui servent à remplir les réservoirs de voiture ; et il peut servir à la biodiversité, c’est-à-dire laisser en paix ce qui s’y trouve et laisser les petites bêtes, les petites ou les grosses du reste, vivre leur vie. Ces quatre usages sont en concurrence l’un avec l’autre et nous devrions avoir de plus en plus de sols utilisés pour des usages énergétiques. Quand vous entendez les avionneurs par exemple, ils sont persuadés qu’ils vont maintenir le trafic aérien actuel en captant une bonne partie des sols mondiaux pour cultiver des végétaux qui vont servir à alimenter les avions. Dans le même temps, les constructeurs d’immeubles vous disent : « Nous allons à partir de maintenant faire du Kapla géant et donc nous allons utiliser les sols pour faire du bois en quantité absolument massive et construire des immeubles en bois ». Et puis, dans le même temps, Engie vous dit, pas plus tard que ce matin : « Nous allons nous passer du gaz russe en faisant du biogaz de manière massive » … Tout ça se marche sur les pieds, on ne fera pas les trois trucs que je viens d’évoquer à la fois et ce n’est même pas sûr qu’on fasse l’un des trois jusqu’au bout parce qu’il n’y a pas assez de sols pour cela. Parallèlement à cela nous allons avoir le changement climatique qui va rendre l’agriculture moins productive. Nous allons avoir moins de gaz, ce qui va conduire à moins d’engrais azotés rendant l’agriculture moins productive, la baisse de pétrole réduira les déplacements maritimes, donc réduira d’autant l’importation d’engrais phosphatés et potassiques, et ça va rendre l’agriculture moins efficace. Il faut savoir que l’agriculture, aujourd’hui, est minière, on extrait des sous-sols du gaz, de la potasse, des phosphates pour faire pousser des végétaux. Le rendement des grandes cultures a été multiplié par cinq entre 1945 et 1975 et c’est le résultat du pétrole, du gaz, de la potasse et des phosphates. De ce fait, les rendements élevés de l’agriculture vont partiellement baisser, obligeant à articuler les différents projets et usages « massifs ».

Dans le Plan de transformation de l’économie française, on s’est aussi mis des tas de conditions aux limites de cette nature qui sont de nature physique et qui ne sont absolument pas reflétées par les prix d’hier. À vous qui êtes, m’a-t-on dit, tétanisés par la dépense publique, quand vous comptez les euros, vous regardez le passé. Or, si les euros d’hier étaient prédictifs des euros de demain ça se saurait. Par contre la physique d’hier est prédictive de la physique de demain. Je vous donne juste un exemple dans le domaine de l’énergie : vous regardez le passé et vous constatez que l’énergie électrique la moins chère produite en France, et qui par ailleurs est renouvelable, c’est l’hydroélectricité. C’est génial, il faut en faire plus. Le petit problème est qu’il faut des montagnes, qui sont, elles, gratuites, si on devait payer la construction des montagnes, l’hydroélectricité serait assez chère. Donc, toutes les ressources naturelles étant gratuites par convention, les prix d’hier ne vous donnent rien d’autre que l’abondance relative des ressources hier, mais ça ne vous dit rien sur l’abondance des ressources demain. Si demain matin je n’ai plus de pétrole par exemple, que devient le prix de l’électricité solaire en France ? Il explose parce que tous les panneaux solaires sont faits en Chine et sont ensuite acheminés par porte-conteneurs. Si je n’ai plus de pétrole, je n’ai plus de mondialisation. Si je n’ai plus de mondialisation, je n’ai plus les prix de la mondialisation … Vous comprenez le principe. Pour faire de l’économie de demain, il faut commencer par faire de la physique de demain, il faut donc commencer par regarder encore une fois des choses qui ne se mesurent pas en euros. Vous remarquerez que, dès qu’on compte quelque chose en euros, les plans à dix ans ne se réalisent jamais, que ce soient les plans de sauvetage de la sécu, les plans de sauvetage des retraites, les plans de sauvetage de ceci ou cela. Et c’est normal parce que ça fait depuis les premiers chocs pétroliers que la croissance a décéléré pour des raisons énergétiques.

Pendant les trente glorieuses vous aviez une augmentation du PIB annuel de l’ordre de 5 % par an. Ensuite ça a décéléré à 2 ou 3 % par an, tout simplement parce que l’approvisionnement énergétique a décéléré, et depuis 2008 l’approvisionnement énergétique a commencé à décroître dans tout l’Occident et il n’y a plus de vraie croissance, de la vraie croissance au sens où on augmente le nombre de logements qu’on construit par an, le nombre de voitures qu’on fabrique par an, tout ce qui est matériel et qu’on pourrait augmenter n’augmente plus. Les seules valeurs qui augmentent ce sont les valeurs d’actifs, donc le prix de l’immobilier parisien, mais ça ne fait pas plus de m2 pour autant. Le prix des actions augmente aussi, il est facile de faire une licorne : vous faites « monculsurlaplanète.com » et, 6 mois après, M. Bruno Lemaire fera un tweet victorieux en expliquant que votre licorne vaut 1 milliard d’euros et tout ça ne pose aucun problème. En revanche, la vraie production physique, elle, depuis 2008 n’augmente plus, les tonnes chargées dans les camions aujourd’hui par exemple sont inférieures à ce qu’elles étaient en 2007. L’économie physique n’augmente plus et du coup les promesses d’augmentation du pouvoir d’achat ne se matérialisent pas sauf par des effets d’inflation un peu bizarroïdes, tout simplement parce que la physique ne le permet plus. Notre Plan de transformation de l’économie française a donc une particularité, c’est qu’il est a-croissantiste, c’est-à-dire que, encore une fois, comme on ne parle pas d’euros eh bien on ne postule ni une augmentation, ni une croissance du PIB, on ne s’occupe pas du PIB.

Alors vous allez me dire, tout ça est bien gentil mais à un moment il va bien falloir finir par parler argent, certes, mais tout à fait à la fin et le plus tard possible. D’abord on va parler organisation globale de la société. Alors, dans le PTEF, on a divisé le travail en quinze chantiers – c’est un chiffre magique, tout simplement parce que c’était le nombre le nombre de divisions, comme disait Staline, qu’on a été capable d’aligner. Malgré cela, il y a quelques petits trous dans la raquette du PTEF. Si nous traitons l’industrie lourde, nous avons mis de côté l’industrie manufacturière. Cette dernière est extrêmement diverse et comprend d’innombrables secteurs et ramifications, entre l’agroalimentaire, l’industrie textile, les gens qui font des composants pour centrales nucléaires, etc. Nous avons fait le choix de traiter dans un premier temps 75 % des émissions, c’est-à-dire ciment, plastique et acier. On a aussi des secteurs transversaux, comme ceux de la santé ou de la culture. La culture, ce sont des déplacements, des bâtiments, de l’industrie manufacturière, c’est varié, donc parfois on a tranché de manière un peu bizarroïde, un peu ésotérique, parce qu’on s’est dit que ça permettrait quand même de dire des choses pas complètement inintéressantes. On n’a pas d’entrée tourisme par exemple, le tourisme c’est encore une fois des déplacements, des bâtiments, etc. On a donc décidé de subdiviser en quinze secteurs et dans chacun des secteurs on a pris un ou une chef de projet qui a rassemblé autour d’elle ou de lui des gens qui appartenaient au dit secteur. On a fait le choix de s’appuyer, et de faire travailler, des gens qui étaient directement concernés, parce que si l’on décide que l’on doit passer à l’action, cette action, on ne peut pas l’imposer. L’histoire montre que ça marche moyen.

Il faut que les gens qui passent à l’action la désirent un peu ou beaucoup et donc ça, ça veut dire qu’il faut qu’on construise avec eux. Alors il n’y a pas que des abrutis finis dans les secteurs auxquels on s’est attaqué, il y en a, absolument, mais il y a aussi des gens de bonne volonté, intéressés par le sujet, ayant envie d’avancer et souvent ce sont des gens qui ne peuvent pas exprimer ou travailler sur cette envie dans leur cadre professionnel. Donc, ils ont été ravis de trouver un cadre associatif où on les a fait travailler le week-end et tard le soir mais où ils ont pu mettre leur expertise et leur connaissance du secteur au service d’une cause commune. Ce travail, vous le retrouvez synthétisé dans ce livre. Je dis synthétisé parce que chaque chapitre du livre a fait l’objet par ailleurs d’un rapport d’une centaine de pages beaucoup plus détaillées. Ce que nous avons fait est un plan, ce n’est pas un scénario, ce n’est pas de la prospective, ça n’est pas « les choses pourraient se passer comme ça », c’est « on voudrait qu’elles se passent comme ça », ce qui est un peu différent. C’est une des choses qui nous différencie de l’acte de naissance de Négawatt, pour ceux qui connaissent cette association, car ils avaient fait un scénario et n’avaient pas fait des recommandations opérationnelles, ils avaient dit « voilà comment ça pourrait se passer », en plus de rester dans leur « galaxie ». Ils sont en train d’évoluer vers des choses qui sont plus opérationnelles mais ils ont quand même un angle beaucoup moins – j’ai envie de dire économie appliquée/économie-physique appliquée que nous.

Puis nous sommes sortis de notre univers, nous sommes allés chercher des gens à droite et à gauche dans les secteurs concernés, y compris des gens qui étaient, entre guillemets pas d’accord avec nous mais quand même d’accord pour discuter avec nous. Notre démarche s’est présentée ainsi : dans chaque domaine on a commencé par sortir un rapport provisoire qu’on a mis en réfutation, c’est-à-dire qu’il était en accès public et on a encouragé toutes remarques. Donc on s’est exposé au jet des tomates pourries et il y a eu beaucoup de tomates, pas nécessairement pourries ceci dit, avec pas mal de réactions. Hier, on a présenté le rapport sectoriel sur la mobilité longue distance qui était le dernier de la série. Il y a eu 850 personnes. Lors de la présentation du PTEF à Sciences Po le 7 février, si ma mémoire est bonne, on avait 6 000 personnes mais c’était pour la présentation de l’ensemble et sur le secteur spécifique qui a dû le plus intéresser, on a dû dépasser les 1000 personnes au moment du débat. Oui il y a eu beaucoup de réactions, beaucoup de questions, etc., et derrière on fait nos propositions. Souvent, en France, on se cache derrière le petit doigt européen, on dit que ça ne dépend pas de nous, que ça dépend de l’Europe, ce qui conduit à attendre que l’Europe se bouge et en attendant on ne fera rien. Je vous rappelle que la représentation française auprès de la Commission est plus petite que la représentation du seul land de Bavière, les Français sont les rois de la sous-représentation à Bruxelles. Je pense qu’ils doivent penser qu’ils sont les plus intelligents au monde donc ce n’est pas la peine d’aller convaincre la Commission qu’on a de bonnes idées puisque la Commission va s’en rendre compte toute seule, donc voilà, donc on est nuls en lobbying européen, nuls, nuls vraiment.

Notre démarche n’a pas été celle de demander à l’Europe de se bouger, sauf dans un ou deux secteurs où on avait quand même des recommandations à l’adresse de l’Europe, dit autrement à l’adresse du gouvernement français pour qu’il se remue un peu les fesses et qu’il aille transpirer à Bruxelles, mais l’essentiel ce sont des choses qui sont à la main du gouvernement. Alors je vais vous donner un exemple : le transport aérien. Depuis très longtemps il y a des gens qui disent : « Il faudrait taxer le kérosène », mais taxer le kérosène suppose de modifier un traité parce que la convention de Chicago a interdit la taxation des carburants. Notre approche est conciliante : nous ne projetons pas de taxer le kérosène, on conseille de mettre un quota sur les créneaux de décollage des aéroports français. Qu’est-ce que cela signifie ? La question est encore en débat, mais il existe deux possibilités : laisser les compagnies aériennes fixer les prix, c’est-à-dire les augmenter, conduisant à une sélection par l’argent des gens qui voyagent ou aller jusqu’au bout de la démarche et en mettre des quotas de vols par personne fixant, pour les individus, un nombre limité de vols. Cela signifierait que, sa vie durant, chaque Français aurait le droit à deux vols en avion, riche ou pauvre, tout le monde serait logé à la même enseigne, on leur recommande de faire ça quand ils sont jeunes pour découvrir le vaste monde et puis après, pendant la retraite ils joueront à la belote, voilà, point. C’est ce qui du reste, très honnêtement, à ma préférence, moi je serai pour un système comme ça, où chacun a droit à découvrir le vaste monde, une ou deux fois dans sa vie et puis après, eh bien, au-lieu d’aller au Club Med une semaine, les gens vont en Corrèze c’est aussi bien … Pas trop nombreux si possible sinon ça fait monter le prix de l’immobilier ! Voilà un exemple, on a proposé une mesure sur le transport aérien qui est à la main du gouvernement, on ne s’est pas cachés derrière autre chose.

Nous avons fait la même chose pour l’industrie lourde, on a mis des mesures qui étaient à la main du gouvernement, notamment sur les quotas mais pas uniquement. Il y a tout de même deux domaines dans lesquels ça reste compliqué dans les circonstances actuelles : les transports, principalement l’automobile, où ça reste la commission qui réglemente les émissions admissibles par voitures vendues, difficile de la contourner, et évidemment l’agriculture où on a émis un certain nombre de recommandations et de débuts d’idées, mais à nouveau ça reste difficile de changer. Il y a tout de même des leviers d’action dans la mesure où la France est la première bénéficiaire de la PAC. Je pense que si elle explique que nous avons très envie de changer les choses, il y a des chances pour que nous soyons écoutés. On a connu un exemple récent de ligne rouge où la France a dit : « c’est no-way ». C’était au sujet de l’intégration du nucléaire dans la taxonomie, pour une fois les Français sont montés au créneau. Alors quoi que vous pensiez du nucléaire, mon propos est de dire : « pour une fois le gouvernement s’est bougé, il a eu ce qu’il voulait ». Donc je pense que l’idée qu’on ne peut rien contre la Commission est une idée à laquelle je ne souscris pas. Pas quand on est l’un des pays fondateurs de l’Union !

Donc voilà, c’est ça le PTEF, c’est un ensemble de mesures, essentiellement réglementaires. Alors moi qui étais un grand partisan de la taxe carbone j’en suis revenu, pas au sens où je pense qu’il ne faut pas en faire mais au sens où ce n’est sûrement pas le premier déterminant d’une politique. Il y a une raison à ça, c’est que, à l’époque où j’étais jeune et naïf, je me disais « bon eh bien on augmente le prix et les gens vont finir par s’adapter », alors ça ne fonctionne que sur des instruments lents, c’est-à-dire si vous avez quarante ans devant vous pour augmenter progressivement le prix du carbone ça marche, parce que, en quarante ans, on s’adapte petit à petit, il n’y a pas de problème et quarante ans c’est suffisamment long pour que les offreurs de solutions puissent jouer au jeu. Si vous êtes dans une course contre la montre, ça ne marche plus, ce n’est pas assez rapide parce que vous atteignez trop tôt le seuil de douleur, parce qu’il faut monter trop vite et aujourd’hui nous sommes dans une course contre la montre. Nous sommes quasiment vingt ans derrière le moment où j’ai fait ma déclaration d’amour à la taxe carbone dans un bouquin qui s’appelle « Le plein sil vous plait », et bien maintenant il faut y aller par la réglementation. C’est beaucoup plus rapide et beaucoup plus efficace et puis, par ailleurs, la réglementation a le gros avantage de dire ce qu’il faut faire alors que la taxe carbone ne vous dit pas ce qu’il faut faire.

Je vais prendre un exemple idiot : le chauffage au fioul. Vous avez des gens qui chauffent au fioul, du reste beaucoup de précaires énergétiques dans ce pays sont chauffés au fioul : option A, vous leur dites « se chauffer au fioul, c’est pas bien, c’est pas bon pour la planète, je vais vous taxer le fioul ». Donc vous taxez le fioul et vous leur dites : « Démerdez-vous, trouvez autre chose » … Ils font quoi ? Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils n’ont pas une armée de consultants pour leur faire un calcul de retours sur investissements, pourquoi est-ce qu’ils vont prendre une pompe à chaleur, pourquoi est-ce qu’ils vont augmenter l’isolation de leur logement, déménager, enfin ils ne savent pas, donc en gros, ils gueulent. Option B : on ne taxe pas le fioul et on dit : « 1) il va être interdit d’avoir une chaudière à fioul ; 2) je vous subventionne l’achat d’une pompe à chaleur ». Là vous dites très précisément ce que vous voulez que les gens fassent, très précisément … enfin vous ne dites pas ça exactement comme ça, vous dites « je vais faire les C2E, les C2E plus, MaPrimeRenov’, et si vous mettez tout ça bout à bout et si vous achetez une pompe à chaleur ça vous paye la pompe à chaleur, donc c’est à peu près comme dire vous remplacez la chaudière à fioul par une pompe à chaleur. A ce moment-là, les gens savent quoi faire et surtout l’industrie en face sait quoi offrir, donc à partir du moment où vous dites « en 2025 j’interdirai les chaudières à fioul », ça veut dire que vous dites à la filière des pompes à chaleur « les cocos vous avez trois ans pour vous organiser, pour être au rendez-vous ». Vous dites par ailleurs aux fioulistes : « Les cocos, vous avez trois ans pour que le livreur de fioul se transforme, se reconvertisse en installateurs de pompes à chaleur ». Parce que qui connait le mieux M. ou Mme Michu qui achètent du fioul ? Le livreur de fioul. Donc qui connaît le mieux la clientèle éligible pour installer des pompes à chaleur en remplacement du fioul ? le livreur de fioul. Qui aura besoin d’un boulot une fois qu’on ne livrera plus de fioul ? Le livreur de fioul. Donc là vous avez un truc, vous vous dites ça flotte à peu près et puis en trois ans, quand même, il doit y avoir moyen de moyenner et de faire en sorte que ce truc-là s’organise.

De ce fait, dans le PTEF, on est bien plus partisans de la réglementation, et la réglementation, pour qu’elle soit lisible et qu’elle permette aux acteurs de s’organiser il faut qu’elle s’accompagne d’une planification. Nous sommes donc devenus des grands partisans de la planification. Il ne s’agit pas de devenir soviétiques pour autant mais il s’agit de devenir un peu moins libéraux que nous l’avons été sur les dernières décennies. En fait, les dernières décennies et le grand libéralisme qui a conduit, même les représentants de l’Etat à expliquer que la dépense publique ce n’était pas bien – ce que je trouve quand même assez marrant, c’est comme moi si je passais mon temps à expliquer que les consultants sont des abrutis. Il y a quand même quelque chose de très étonnant dans cette espèce de détestation de l’État qui s’est emparée d’une très large partie de la classe politique et des fonctionnaires. C’est quand même quelque chose qui n’a pas de sens pour moi. La planification suppose quand même, à un moment ou à un autre, qu’on supprime des degrés de liberté à court terme, c’est très clair, en échange d’une augmentation, d’une préservation de notre liberté à moyen et à long terme, en fait c’est ça la planification. C’est « j’évite le chaos, ce qui me préserve quand même de la liberté, ce qui me préserve du confort et de la liberté en échange de quelque chose qui est, à très court terme, quand même, moins de liberté ». Si je dis aux gens : « Vous n’avez pas le droit de vous chauffer au fioul », il y a moins de liberté ; si je dis aux gens : « Vous n’avez pas le droit d’acheter une voiture pesant plus de 500 kilos », c’est moins de liberté, donc il y a un certain nombre de trucs qu’on peut dire aux gens. C’est moins de liberté, mais ça va avec une préservation de plus de liberté à long terme puisque si on dit aux gens « achetez des chars d’assaut, il n’y a pas de problème, vous pouvez y aller », ça veut dire qu’on va plus vite vers un moment où il n’y aura plus de quoi rouler pour un certain nombre de gens, mais de façon brutale et instantanée, c’est ça que ça veut dire en pratique. Voilà donc, dans les grandes lignes, ce qu’on a cherché à faire avec ce plan.

Alors un dernier point : nous ne caressons pas le moindre espoir que ce plan soit adopté post- élection présidentielle. On n’y croit pas une seconde. Ce plan, pour nous, c’est un plan d’évacuation en cas d’incendie, c’est-à-dire qu’on le ressortira des tiroirs à la prochaine grosse marche d’escalier. Ça c’est la très mauvaise nouvelle que j’ai à vous annoncer : soyez prêts pour les crises parce que c’est à ce moment-là que les grands changements auront lieu, oui- oui, il n’y aura pas de changement incrémental doux dans le cadre énergie-climat, tout ce qu’on peut faire dans ce cadre-là est bon à prendre mais il va être trop doux. Soyez prêts pour ces époques-là parce que vous allez les vivre, moi aussi du reste, même moi je suis en effet suffisamment jeune pour en vivre une partie. L’Ukraine est un exemple, mais ce n’est que le premier de la série, c’est que le premier de la série … Il y aura d’autres pandémies après le Covid, enfin tous les virologues bous annonçaient depuis dix ans, vingt ans, trente ans, qu’un jour on se reprendra une cochonnerie … Il y en aura d’autres.

Le PTEF il est fait pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher la prochaine fois que ça va tourner vinaigre … et je vais finir par une anecdote, ce PTEF nous a valu l’attention d’une partie de la classe politique, alors maintenant j’ai suffisamment vécu pour savoir que les politiques il faut aller discuter avec eux quand ils vous le demandent, tant qu’ils ne vous demandent rien c’est du temps perdu d’aller discuter avec eux, ça ne sert à rien … Quand ils vous le demandent vous avez une petite chance qu’ils vous écoutent et une encore plus petite chance, de temps en temps, qu’ils fassent le truc qui vous paraît intelligent. Cependant, ils le feront uniquement si vous avez un pouvoir de nuisance, si vous n’avez pas de pouvoir de nuisance vous ne les intéressez pas beaucoup. Avec le PTEF on commence à avoir un petit pouvoir de nuisance parce qu’on commence à avoir un peu de résonance dans une partie de la société civile, ce qui intéresse la classe politique. J’ai eu, il y a maintenant un mois, un mois et demi, un rendez-vous avec M. Alexis Zajdenweber, je ne sais pas si vous si vous savez qui c’est, qui est conseiller économique de Macron, et alors au cours du rendez-vous, notre ami me dit le truc suivant, je l’ai trouvé très drôle, il m’a dit : « C’est quoi, dans ce plan, les trois trucs qu’on pourrait faire ? » Alors, c’est un peu comme si vous arrivez chez votre chirurgien, vous avez dix organes vitaux qui sont en train de dépérir, et puis le chirurgien vous dit :

« C’est quoi les trois dont vous voulez que je m’occupe ? », un plan c’est un plan quoi … Alors voilà, nos ennemis c’est ça, ce sont les gens qui ne comprennent pas la différence entre un plan et une mesure, ce sont les journalistes qui me disent « c’est quoi le truc le plus important de votre plan ? ». C’est la même chose, vous arrivez avec le cœur en vrac, le foie en vrac, le poumon en vrac, l’aorte en vrac et la cervelle en vrac et le journaliste vous dit : « c’est quoi le plus important là-dedans ? », ça n’a pas de sens … Nos ennemis ce sont les gens qui veulent absolument classer, hiérarchiser et ne pas comprendre ce qu’est un système et que dans un système le tout peut dépendre à la fois de plein de composants du système et qu’il faut s’occuper de tous les composants à la fois. C’est ça l’homéostasie qui régit votre corps et c’est ça qu’il faut arriver à créer dans l’évolution sociétale, il faut arriver à s’occuper de tout en même temps, et c’est pour ça que ce n’est pas facile du reste.

J’espère que cette présentation était à peu près intelligible, que vous avez à peu près compris la philosophie de ce qu’on voulait faire et du jeu d’acteurs dans lequel on a envie de s’inscrire, donc j’insiste beaucoup sur le fait qu’on a envie de s’appuyer sur la société civile avant de s’appuyer sur le politique parce qu’on pense que la seule chance que ce plan se réalise c’est d’être appelé par la société civile à un moment où il y aura une grosse marche d’escalier. Voilà.

Marie-Françoise Bechtel

Moi j’ai quand même une critique. Est-ce que vous abordez la question des priorités, et est- ce que cette question n’a aucun sens comme la précédente ?

Jean-Marc Jancovici

Elle n’a pas beaucoup de sens dans la mesure où il faut faire système …

Marie-Françoise Bechtel

Est-ce que là-dedans, est-ce qu’il y a des choses …

Jean-Marc Jancovici

Non, il y a des choses qui sont plus ou moins court terme mais quand on est dans un système asservi il n’y a pas vraiment de priorités, par exemple le logement c’est très bien de s’occuper de sa performance thermique mais enfin pour tous les logements qui sont desservis uniquement par voiture, ce n’est pas suffisant parce que ce sont des logements qui n’ont plus de pertinence dans un monde dans lequel il n’y a plus de pétrole.

Marie-Françoise Bechtel

Sauf si vous êtes dans la densification urbaine que réclament les éco-modernistes …

Jean-Marc Jancovici

Sauf qu’il faut faire exactement l’inverse. En fait quand vous regardez comment était structuré le pays à l’époque de la sobriété énergétique, c’est-à-dire il y a quelques siècles, le pays était occupé partout tout simplement parce que à l’époque de la rareté énergétique, le transport est rare et donc vous devez avoir pas loin de là où vous êtes de quoi vous nourrir, vous habiller, recycler vos excréments et tout le reste, et ça c’est quelque chose qui est devenu impossible avec des concentrations urbaines de plusieurs millions d’habitants.

Marie-Françoise Bechtel

Oui, mais à l’époque on vivait trente ans …

Jean-Marc Jancovici

Alors à l’époque on vivait trente ans, mais d’abord rien ne dit que dans un siècle et demi on ne vivra pas à nouveau trente ans … Rien ne vous le dit, je suis désolé, et ensuite Paris demain matin sans camions meurt de faim, Paris demain matin sans camions ne s’habille plus, alors vous vous habillez avec les vêtements que vous avez déjà mais vous n’en avez pas de nouveaux …

Paris demain matin sans camions ne construit plus rien, Paris demain matin sans camions n’a plus aucun ordinateur qui arrive, donc il faut bien comprendre que, aujourd’hui, le transport de marchandises à longue distance, puisque nous vivons dans un univers mondialisé, vous portez des vêtements qui contiennent des ensembles ou des sous-ensembles qui ont été fabriqués à l’autre bout de la terre, tous les gens dans cette salle qui portent du coton portent du textile qui a été tissé, assemblé à des milliers de kilomètres d’ici, du coton qui a poussé à des milliers de kilomètres d’ici, tous les gens qui portent du synthétique dans cette salle portent un résidu de plate-forme pétrolière, le pétrole il a été extrait je ne sais pas où, je ne sais pas si c’est au Nigéria, au Brésil, au Canada, au Koweït, je n’en sais rien, mais enfin bref… donc vous voyez bien que vos vêtements sont le fruit de la mondialisation. Ces chaises qui comportent des fibres synthétiques sont le fruit de la mondialisation, ce que vous avez mangé à midi est le fruit de la mondialisation parce que même si vous avez mangé des trucs produits dans le champ d’à côté, ça a été cultivé avec des engrais azotés qui, eux, ont été fabriqués avec du gaz les engrais azotés, qui a été extrait partout sur la planète, sauf en France … Enfin vous voyez, aujourd’hui tout est mondialisé et la mondialisation ne marche qu’avec du transport abondant. Donc dans un monde où le transport devient rare, la quasi-totalité des structures urbaines que nous avons créées il y en a une partie qui ne vit plus, mais au sens premier du terme, les gens ils n’auront plus d’utilité économique, voire ils auront des grandes difficultés à simplement assurer leurs besoins de gaz dans un monde à l’énergie très rare …

Jean-Baptiste Barfety

J’avais simplement une question sur justement rebondir sur la mondialisation. Vous avez parlé de secteurs dont le transport de longue distance, mais plus généralement quelles sont vos recommandations, est-ce que vous parlez par exemple de taxe carbone aux frontières, ou de protectionnisme …

Jean-Marc Jancovici

Non, parce que ça serait des euros, donc dans un premier temps on n’a pas parlé d’euros et par ailleurs la taxe carbone aux frontières dépend de l’Europe donc si, on en parle au sens en disant « ça aiderait » mais il y a des trucs qu’on peut faire sans ça. Je vais vous prendre un exemple : le ciment c’est un pondéreux qui voyage peu, donc le ciment il n’y a pas besoin d’une taxe carbone aux frontières pour être décarboné, on ne sera jamais en concurrence, les cimenteries d’Auvergne ne seront jamais en concurrence avec les cimenteries brésiliennes, ça n’existe pas … Ca existe un peu pour l’acier et ça existe un peu pour les produits chimiques de base mais par contre ça existe moins pour le ciment. Donc ça dépend de ce qu’on regarde, après il faut bien voir que à 100 € le mégawatt-heure de gaz on commence à avoir un certain nombre de mesures de décarbonation qui sont intéressantes même sans taxe carbone aux frontières, donc c’est sûr que ça aiderait. On peut également normaliser, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, plutôt que de passer par la taxe carbone aux frontières on peut passer par le contenu carbone du produit, on peut dire il est interdit de vendre en Europe une tonne d’acier dont le contenu carbone de fabrication soit supérieur à « tant ». Voilà.

Marie-Françoise Bechtel

Mais vous avez appelé de vos vœux la réglementation nationale justement plutôt que la taxe carbone mais jusqu’où, alors ça pour nous c’est une question cruciale, centrale, jusqu’où peut- on aller dans une réglementation nationale ?

Jean-Marc Jancovici

Eh bien dans un certain nombre de domaines on peut très bien y aller. Si je prends l’exemple des transports, les limitations de vitesse c’est national ; toujours si je prends l’exemple des transports, les créneaux de décollage des aéroports c’est national ; toujours si je prends l’exemple des transports, la gestion du réseau ferré c’est national, la gestion du réseau routier aussi et quand je parle du réseau routier je parle du réseau routier pour les voitures mais aussi du réseau cyclable. Là, je vais parler argent, je vais vous donner un exemple : avec l’argent qu’on a mis à ce jour, alors c’est une question de choix, peut-être que ce n’était pas ça qu’il fallait faire, avec l’argent qu’on a mis à ce jour dans le solaire et l’éolien on aurait pu doubler tout le réseau routier français, un million de kilomètres de routes d’une piste cyclable. Il y a des choix … Donc il y a un certain nombre de choses, l’aménagement urbain c’est à notre main, donc il y a un certain nombre de mesures qui sont parfaitement à notre main. Dernier point qui est à notre main, la fiscalité à la détention des voitures, on pêche par l’euro quand même, remettre en route la vignette, l’arrêt de la vignette qui était l’impôt le plus écolo qui soit et c’est le président de la COP 21, quand il était Premier ministre, M. Fabius, qui l’a faite sauter.

Marie-Françoise Bechtel

Mais qui fut quand même très populaire.

Jean-Marc Jancovici

Mais c’est un héros du climat. Mais bien sûr la démagogie est toujours très populaire …

Marie-Françoise Bechtel

Je crois que Marie-Christine aurait aimé vous poser une question.

Marie-Christine Meininger

J’avais juste une question parce que vous évoquiez ce qui est à la main du gouvernement, ce qui peut être discuté, ce sur quoi nous pouvons faire pression au niveau européen mais revenons à la mondialisation quels sont vos espoirs de décarbonation des puissances les plus polluantes dans le monde, je pense à la Chine, aux Etats-Unis par exemple ?

Jean-Marc Jancovici

Ils sont non nécessaires dans le cadre du plan de transformation de l’économie française, dit autrement on ne dit pas « c’est à eux de commencer » et la raison pour laquelle on ne dit pas ça c’est parce qu’il y a une voiture-balai dans la décarbonation qui s’appelle l’épuisement des gisements de pétrole, de gaz et des mines de charbon. Enfin, je ne sais pas si vous vous l’avez

tous vu, mais pour ceux qui dans la salle ont vu mes interventions, je rappelle quand même une chose que j’ai dit très souvent : « Le pic de production du charbon en Europe c’est les années cinquante, depuis ça décline pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le climat. » Aujourd’hui, l’Europe importe la moitié du charbon qu’elle utilise. On l’utilise de moins en moins, tout simplement parce que les mines sont de moins en moins abondantes … Le pic de production du pétrole conventionnel dans le monde, c’est 2008 et le pic tout pétrole aura probablement été 2019. Un travail qu’on a fait au Shift project sur la base d’un inventaire exhaustif de l’ensemble des gisements de pétrole dans le monde, qui a été analysé, cet 8inventaire exhaustif, par l’ancien patron de l’exploration de Total et l’ancien patron de l’évaluation des gisements de Total, alors le type qui fait l’évaluation des gisements chez Total c’est le type qui se pointe chez Pouyanné en disant « sur tel gisement je pense qu’il faut mettre un chèque de 15 milliards de dollars pour développer le gisement » … Oui, oui, les EPR ça fait rigoler chez Total parce que 10 milliards de dollars c’est le prix unitaire de ce que vous commandez à la moindre plateforme offshore un peu compliquée, la moindre plateforme d’extraction de gaz avec unité de liquéfaction derrière, c’est ce que ça vaut … Et le plus gros dépassement que je connais sur une infrastructure énergétique c’est pas du tout l’EPR c’est le gisement de Kashagan, au Nord de la mer Caspienne, qui était donné pour 5 milliards de dollars en coût initial de développement et qui a terminé à 50 donc ces deux personnes, l’ancien patron de l’exploration et l’ancien patron d’évaluation des gisements, on leur a donné une base de données auquel on a pu avoir accès pour un prix symbolique, parce que normalement ça vaut très cher, qui recense l’ensemble des gisements de pétrole dans le monde, exploité ou pas, et on leur a dit « à partir de cette base, faites-nous un pronostic sur la production future de pétrole des 16 premiers fournisseurs de l’Europe qui se trouvent être par ailleurs les 16 premiers producteurs de pétrole dans le monde hors Brésil et Canada et la conclusion, pour vous la faire courte mais bonne de ce travail, c’est qu’entre maintenant et 2050 la production de ces pays est divisée par plus de deux, ce qui veut dire que les exportations qu’ils seront capables de faire vers l’Europe, parce que ils vont prioritairement réserver leur pétrole résiduel à leurs propres populations, surtout que là-dedans vous avez les Etats-Unis, pays raisonnablement peuplé, la Russie, pour le moment pays très exportateur mais il y a quand même du monde, l’Arabie Saoudite qui ne cesse d’avoir une consommation domestique de pétrole qui augmente, etc., eh bien ça veut dire que les exportations de pétrole vers l’Europe vont être divisées par 2 à 10 d’ici à 2050. 2050, les jeunes gens en face de moi ils auront mon âge, donc normalement, vous voyez, vous serez encore vivants, enfin si tout va bien, même capables de faire quelques conférences de temps en temps… si tout va bien. Donc on n’est pas en train de parler de quelque chose qui est pour les siècles futurs, on est en train de parler de votre vie, donc la production de pétrole de ces pays divisée par 2 encore une fois, ça veut dire que les importations de pétrole en Europe, l’Union européenne importe 95

% de son pétrole aujourd’hui, ça veut dire que le pétrole importé dans l’Union va être divisé par 2 à 10, gilets jaunes ou pas gilets jaunes, Monsieur et Madame Michu qui se chauffent au fioul ou Monsieur et Madame Michu qui ne se chauffent pas au fioul, et ça je peux vous dire que, typiquement, c’est un élément, Bruno Le Maire je ne suis même pas sûr qu’il ait compris, je pense qu’il n’a pas compris, je pense que Emmanuel Macron n’a pas compris, je pense qu’il n’y a pas un candidat aux présidentielles qui a vraiment compris … Je me fous de savoir ce que font les Chinois, moi je pense à mes gosses, et si on doit diviser la quantité de pétrole qu’on a à notre disposition par 2 à 10, eh bien on a intérêt à décarboner dare-dare tout ce qui en consomme, et le raisonnement s’applique également au gaz, l’approvisionnement dominant de gaz en Europe reste la Mer du Nord mais qui est passé de 60 à 45 % de l’approvisionnement européen depuis 2005 parce que la Mer du Nord a passé son pic de

production en 2005 et c’est la raison pour laquelle aujourd’hui en Europe on importe 40 % de gaz chez M. Poutine et un tiers de notre pétrole, donc c’est pour ça que on hésite un peu à lui faire les gros yeux quand même, enfin on peut faire les gros yeux mais on ira pas plus loin parce que si on prive les automobilistes européens de un tiers de leur carburant, je vous laisse imaginer … là les gens vont dire « les Ukrainiens on s’en fout … on les aime beaucoup mais pas à ce point-là », donc décarboner l’économie est un impératif, même si les Chinois font absolument n’importe quoi. Par ailleurs, pour finir cette réponse, je ne crois pas une seconde que les Chinois vont faire n’importe quoi. Je vais vous donner une anecdote sur le côté mimétique des êtres humains : il y a trois jours j’avais une réunion avec des gens de la Réserve fédérale américaine, en visio évidemment, avec lesquels on parlait d’une partie du métier que je fais aujourd’hui qui est de fournir des données climat au monde financier. Juste l’anecdote que je veux vous donner, c’est que les gens avec qui je discutais, ils ont prononcé un moment le mot « avance » pour caractériser ce que l’Europe fait pour essayer de réglementer la transparence des organismes financiers en ce qui concerne leur impact sur le climat, donc on fait des trucs, timides, très timides, très en-deçà de ce qu’il faudrait faire, mais quand même c’est plus en avance que ce qui se passe ailleurs dans le monde et les Américains, avec qui j’ai discuté, ont utilisé le mot « vous êtes en avance ». Qu’est-ce que ça veut dire quand vous dites à quelqu’un « vous êtes en avance », ça veut dire que vous lui faites crédit, vous lui reconnaissez le fait de partir dans une direction que vous devriez suivre, alors pourquoi je vous raconte cette anecdote ? c’est juste pour vous rappeler un truc évident, c’est que l’homme est un animal mimétique, la femme aussi du reste, et donc ça veut dire que si nous on part de manière résolue dans une direction, la probabilité qu’il n’y ait pas un pays dans le monde qui ne cherche à regarder de très près ce qu’on fait et s’en inspire me paraît rigoureusement nulle. Voilà, c’est peut-être d’un optimisme excessif mais je ne crois pas …

Marie-Françoise Bechtel

Là vous distillez de l’optimisme …

Jean-Marc Jancovici

Là je veux dire pourquoi est-ce que la France s’est américanisée sinon par mimétisme ?

Le changement à l’œuvre est instantané pour certaines choses, très lent pour d’autres, jamais pour d’autres, mais de toute façon on n’a pas le choix encore une fois parce que on est coincé par la décrue fossile qui va nous tomber sur la figure, enfin je veux dire il n’y a pas d’états d’âme à avoir, de toute façon il y a zéro état d’âme à avoir, notre pari pascalien, il est absolument évident …

Auditeur

Nous, chez l’Institut Rousseau on est un peu des cousins des shifters, en fait on se complète assez bien parce que, nous, pour le coup on s’intéresse aux euros et on a des shifters dans l’équipe, mais là où on se heurte au même problème que vous, c’est que quand on fait un scénario, ou quand on fait un plan, on est obligés de faire du « toutes choses égales par ailleurs », moi c’est un peu ce que je reproche à ce que j’ai entendu, c’est que quand on fait du « toutes choses égales par ailleurs », il y a des trucs qu’on ne peut pas modéliser, par exemple les ruptures technologiques c’est évident et quand je vous entends parler du cuivre par exemple pour faire du solaire, eh bien il se trouve que l’on a des industriels à Nantes, qui s’appellent ASCA, qui font du solaire organique, même rendement que le photovoltaïque classique sauf que c’est de la matière organique, il n’y a pas de métaux, c’est très fin, voilà je peux multiplier les exemples comme ça, il y a aussi, vous parliez des terres arables, évidemment si on veut faire des agrocarburants sur terre, ça va être compliqué, mais on a les macroalgues qui sont par définition très huileuses donc très indiquées pour le biocarburant, donc encore une fois comment est-ce que vous vous pourriez intégrer peut-être au shift ou vous-même ? Mais l’opportunité de ruptures technologiques, qui sont réelles, potentielles, et qui pourraient nous soulager un peu, peut-être qu’un jour on fera des bobines pour produire de l’électricité sur la base de rotations sans cuivre ou sans aimant permanent on ne sait pas, on ne sait pas, alors comment est-ce que vous abordez …

Jean-Marc Jancovici

Alors on a tout à fait bouclé le système, on ne raisonne pas du tout « toute chose égale par ailleurs », on raisonne justement « toute chose mouvante par ailleurs ». Les ruptures technologiques, en fait leur diffusion rapide suppose justement un système « toute chose égale par ailleurs » … Qu’est-ce qui fait qu’une innovation diffuse justement aujourd’hui, c’est la rotation du capital. Qu’est-ce qui fait qu’on a une forte rotation du capital, c’est la mouvance énergétique. Je vais vous prendre un exemple dans l’autre sens, quand les temps économiques deviennent durs les gens changent moins de voiture, donc si les gens changent moins de voiture, du coup vous faites moins vite pénétrer les nouveaux modèles de voitures, électriques, qui consomment moins, etc. et en fait l’innovation pénètre moins vite en période de contraction énergétique donc économique, elle pénètre moins vite, du coup la manière dont on a raisonné dans le cadre du PTEF c’est qu’on a dit, on ne table pas sur les technologiques dites de rupture, c’est un truc qui n’existe pas aujourd’hui, on n’en tient pas compte.

Donc aujourd’hui on ne tient compte que de ce qui est au mieux à l’état de prototype et après c’est une question de vitesse de déploiement. Je vais vous donner un exemple dans l’acier : dans l’acier, aujourd’hui, vous pouvez réduire le minerai de fer avec de l’hydrogène plutôt qu’avec du charbon, c’est techniquement faisable, les Suédois l’ont déjà fait à petite échelle, Arcelor a un projet pour le faire à Dunkerque, juste il faut un réacteur nucléaire par haut fourneau que vous remplacez pour faire de l’hydrogène décarboné qui va permettre, puisque vous n’allez pas faire avec trois éoliennes à ce niveau-là, ni même avec 30, et en plus ça doit être continu donc vous avez un problème d’approvisionnement parce que un haut fourneau ça fonctionne en continu, et là c’est pareil ces procédé métallurgiques, ça doit fonctionner en continu. Donc c’est juste une question de moyens, si on a de quoi construire cinq réacteurs nucléaires dans les dix ans qui viennent et si on les utilise pour faire de l’électricité, pour faire de la pompe à chaleur, ou est-ce qu’on les utilise pour faire de l’hydrogène, pour faire la réduction directe … C’est là qu’on est obligés de boucler le système, donc c’est ce qu’on a fait dans le cadre du PTEF, on a bouclé, histoire de ne pas avoir besoin de choses qui ne seraient pas disponibles et on s’est contraints, sur les innovations, à ne prendre que des innovations qui sont globalement déjà disponibles. Alors sur la partie agrocarburant, on a été extrêmement prudents parce que, effectivement, on a considéré que les rendements agricoles allaient baisser et ça, si vous regardez le rapport du groupe du GIEC, il vous dit « les rendements agricoles vont baisser, ils baisseront moins vite si on a ce qu’on appelle les mesures d’adaptation et ils baisseront plus vite sinon, mais ils vont baisser de toute façon et sur la partie macroalgues on n’a pas fait les calculs d’ordre de grandeur.

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