Globalisation et désindustrialisation

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, lors du colloque « Stratégie des grands groupes et politique industrielle française » tenu le 12 avril 2010.

Tâche redoutable que celle d’ouvrir cette soirée. En dressant une sorte de panorama des vingt dernières années, j’exprimerai quelques idées délibérément simples et de bon sens qui paraîtront peut-être un peu provocatrices à certains d’entre vous.

Que s’est-il passé depuis le triomphe du capitalisme, du libéralisme, depuis l’annonce, au début des années quatre-vingt-dix, de la « mondialisation heureuse » ?

Un gigantesque transfert de richesses s’est opéré des classes moyennes occidentales vers de nouvelles classes moyennes, dans les pays émergents – notamment en Chine – mais aussi et surtout vers ceux qu’on appelle les « hyper-riches » qui se recrutent dans tous les pays – y compris dans les pays émergents – et vers les multinationales. Un homme avait parfaitement résumé ce qui s’est passé depuis vingt ans : un processus qui enrichit les multinationales et les milieux boursiers et bancaires tandis qu’il appauvrit la majorité de la population française mais aussi mondiale. Cet homme, un dangereux gauchiste, est Maurice Allais, le seul prix Nobel d’économie français.

Cette paupérisation relative des classes moyennes occidentales est imputable à une alliance que je qualifie de contre-nature, une alliance de circonstance, entre trois grands acteurs à l’échelle mondiale : Wall Street et les multinationales anglo-saxonnes mais aussi le CAC 40. Walmart, symbole de la grande distribution triomphante du début des années quatre-vingt-dix, première entreprise mondiale, géant américain de la distribution commercialise aujourd’hui des produits dont 70% sont fabriqués en Chine. L’équivalent de Walmart en France, c’est Carrefour et les « hyper ». Le troisième acteur est le Parti communiste chinois qui a mené une stratégie remarquable, de son point de vue, depuis trente-deux ans, depuis le fameux congrès du Parti communiste où Deng Xiaoping a tracé la voie de l’économie socialiste de marché. Économiquement hyper-capitalistes, politiquement communistes, avec un parti au pouvoir qui « tient » le pays, nationalistes avant tout, les Chinois sont mus par la volonté d’effacer le siècle de l’humiliation, siècle qui a vu les pays occidentaux dominer la Chine jusqu’en 1949. La guerre de l’opium a laissé des traces en Chine, nous l’avons oubliée mais les Chinois s’en souviennent.

Dans ce processus, au cours des années quatre-vingt-dix, les multinationales ont commencé par externaliser des fonctions qu’elles assumaient jusque là en propre, au nom de la mode de l’époque, la concentration sur le « cœur-business », et de l’efficience économique. C’est ainsi qu’on a vu les services informatiques être sous-traités aux sociétés d’informatique (l’infogérance), les services comptables être sous-traités à des sociétés d’expertise comptable, etc. L’objectif était de gagner en souplesse, en réactivité, de serrer les prix, de mettre en concurrence des personnalités extérieures et, évidemment, ne pas se charger de coûts salariaux trop importants.

La Chine, à cette époque, est vue comme un marché sur lequel il faut s’implanter, un marché prometteur de 1 100 000 d’habitants. Mais, très vite, la Chine a imposé ses conditions aux multinationales, les autorisant à installer sur son sol des unités de production à condition d’exporter et non de fournir le marché local. Le but était de produire pour exporter. C’est alors que le système a changé de nature. Jusque là, la stratégie des multinationales, des grands groupes, était de s’implanter à l’étranger pour fournir les marchés étrangers, récupérant les profits par des systèmes de dividendes, de royalties, voire par les prix de transfert. Les multinationales avaient alors une doctrine qu’IBM avait inscrite à son frontispice : « Au service des hommes et des nations ». En effet, dans les années soixante-dix, IBM disputait chaque année avec Peugeot le titre de premier contribuable de France. Nous verrons tout à l’heure que les choses ont bien changé.

Cette nouvelle stratégie des multinationales consiste donc à produire en Chine pour engranger des recettes à l’exportation que la Chine ne rétrocède pas réellement à la masse de sa population. Certes, une partie de ces recettes redescend par capillarité sur les classes moyennes naissantes. Mais surtout la Chine a commencé à engranger des réserves en devises, notamment en dollars, et à financer une bonne partie des déficits américains.

Ce modèle, basé sur une très forte exportation et une faible consommation intérieure, va s’accélérer à partir de l’an 2000, avec un phénomène majeur : l’entrée de la Chine dans l’OMC (1). C’est alors qu’après le phénomène d’externalisation des grands groupes, des délocalisations massives vont se produire. Toutes les courbes : commerce extérieur, déficits des uns, excédents des autres, accumulations de réserves des uns et sorties des autres, révèlent un changement à partir de 2001. L’impact du 11 septembre occulte le fait que, quelques jours plus tard, la Chine entre dans l’OMC , ce qui entraîne un véritable bouleversement. La Chine mène une politique très habile d’indexation de sa monnaie (le yuan) sur le dollar, garantissant par là aux multinationales anglo-saxonnes qu’elles ne prennent pas de risques de change en fabriquant sur les marchés chinois. De fait, elles vont bénéficier mécaniquement des « yo-yo » du dollar, si bien que le modèle va se développer à partir de 2001-2002, période où explosent les déficits des uns et des excédents des autres. L’Europe et la France vont s’inscrire dans ce modèle « ricardien ». L’idée de Ricardo était que chaque pays se spécialise dans le domaine où il est le plus fort (c’est l’avantage comparatif entre le Portugal et la Grande-Bretagne). Mais ce modèle supposait des systèmes monétaires à parité et surtout des systèmes sociaux à peu près équivalents. Aujourd’hui, la division du monde s’inscrit dans un modèle ricardien, une spécialisation s’opère et la Chine, qui a les compétences pour tout produire, a vocation à tout produire.

Les Chinois, qui ont commencé par produire des biens de consommation bas de gamme, sont montés progressivement en gamme. N’en déplaise à Louis Gallois, un jour la Chine aura vocation à revendre les A319 qui seront montés sur son territoire. Dans un premier temps, elle les destinera à ses marchés intérieurs et, dans un deuxième temps, elle les revendra sur le marché extérieur parce que c’est la logique même du système.

L’Europe s’est calquée sur ce modèle ricardien sans le dire. Il n’y a pas eu de grands débats mais dans les années quatre-vingt-dix, une spécialisation du travail s’est opérée au sein de l’Europe.

Le Royaume-Uni a clairement choisi la finance et les secteurs industriels à forte valeur ajoutée, quitte à faire venir des groupes étrangers, notamment des entreprises japonaises. Ce qui s’est passé dans les années quatre-vingt-dix au Royaume-Uni est intéressant dans la mesure où les mêmes choix risquent de se reproduire dans les dix prochaines années.

L’Espagne s’est spécialisée sur la chaîne banque-immobilier-BTP, avec les résultats que nous connaissons ! Mais, il y a encore deux ans, tout le monde vantait le modèle espagnol et on nous infligeait de doctes leçons sur les vertus de l’économie espagnole et sa bonne gestion.

L’Italie a continué à produire un peu localement, échappant en partie aux délocalisations.

L’Allemagne a choisi le modèle de l’exportation de biens d’équipement, domaine où elle excellait déjà. Tout pour l’export ! Schroeder a pris les premières dispositions, en serrant les salaires au maximum, pour redonner de la compétitivité à l’industrie allemande qui, en même temps, a mené une habile politique de délocalisation dans ses « marches » de l’Est qui venaient fort opportunément de rejoindre l’Europe, ce qui permettait d’y produire free of taxes. Il faut rendre hommage à l’Allemagne qui a mené remarquablement sa politique de produits à forte valeur ajoutée, l’exemple étant son industrie automobile, le contre-exemple étant l’industrie automobile française, surtout Renault.

La France a choisi de ne pas vraiment choisir. On a continué de faire de la filière agroalimentaire, essentielle d’ailleurs pour notre balance commerciale. On a voulu continuer de faire de la filière automobile, tout aussi essentielle pour notre balance commerciale jusqu’à ce que Renault décide de délocaliser une partie de sa production, notamment en Roumanie avec Dacia. La France est devenue le premier pays touristique du monde (répondant ainsi à la « vocation naturelle » que lui attribuent certains de nos amis allemands depuis 1940, quand la France était censée devenir la zone de repos du guerrier allemand). Le tourisme est créateur d’emplois et rapporte des devises dont nous avons de plus en plus besoin puisque nous en perdons sur d’autres secteurs industriels.

Il ne fallait pas laisser à Londres, à la City, le monopole de la finance, d’autant que la France a une épargne abondante et qu’on s’est empressé d’en donner le monopole de la transformation aux banques, l’État abandonnant tous ses pouvoirs au système financier. On aurait pu dire un mot du grand emprunt. On a vu effectivement, à l’occasion du grand emprunt, combien le lobby financier est puissant en France et vit en symbiose avec Bercy. Pourquoi ne pas faire souscrire directement une partie des émissions par l’épargnant français ? Mieux vaut verser un intérêt de 4% à un épargnant national que 3% à un fonds international. Pourquoi ? D’abord parce que sur ces 4 % l’État va en récupérer presque un tiers sous forme d’impôt et de CSG alors que les 3% étant versés à l’étranger ne supportent aucun prélèvement. Ensuite, parce ces intérêts seraient réinjectés chaque année dans l’économie française alors qu’actuellement ils sont absorbés par le système financier international. Enfin, plus il y aura de dettes publiques détenues par les épargnants nationaux qui gardent leurs titres, moins le système financier aura de munitions pour spéculer sur cette dette publique. Il faudrait donc réorienter une partie de cette épargne vers l’industrie. Et comprendre qu’il n y a pas de secteurs condamnés. Quelle erreur d’avoir laissé partir Pechiney et Arcelor ! Quelle erreur que d’avoir massacré Alcatel et avec elle l’industrie des télécoms ! Alcatel, est l’exemple même du mismanagement que l’on devrait enseigner dans les écoles. Serge Tchuruk s’était fait le chantre de « l’entreprise sans usine » (2). Il avait vendu par exemple son usine de Laval (1200 emplois) à une société américaine à capitaux singapouriens (Flextronics) ou plutôt il l’avait donnée puisqu’il avait payé le coût des licenciements à cette entreprise, dont le siège européen était à Vienne. C’est donc la substance financière même d’Alcatel qui avait été offerte au groupe singapouro-américain pour licencier ensuite les 1200 salariés, un comble ! Il faut savoir aussi que les multinationales non françaises jouent sur les prix de transfert et peuvent sortir les bénéfices où elles veulent, que les filiales soient localisées en France ou ailleurs. Certes, les administrations fiscales essayent de retracer les flux financiers mais, comme dans l’histoire du gendarme et du voleur, elles ont toujours au moins deux trains de retard parce que les montages financiers sont tellement complexes, tellement subtils que les services fiscaux ne peuvent pas les démonter. De plus il n’y a pas d’homogénéité entre les services, pas d’harmonisation fiscale en Europe. Bien au contraire. Tant qu’on n’aura pas essayé d’aller chercher un peu d’argent là où il y en a, c’est-à-dire dans les caisses des multinationales, tant que l’on ne se sera pas attaqué frontalement au pouvoir du système financier on continuera de faire du bricolage pour tenter de résorber les déficits. La France a sans doute trop misé sur ses grands groupes. Ceux-ci se sont internationalisé et à quelques trop rares exceptions prés, ils ont privilégié l’investissement hors des frontières. Accélérant le processus de délocalisation, réalisant leurs profits dans les pays à faible fiscalité, internationalisant leur capital. Ces groupes ont de moins en mois de liens avec leur territoire d’origine, avec la France. Et, au passage, ils font disparaître les sous traitants français qui vivaient dans leur sillage. Bref, ces groupes n’ont plus rien de national.

Que faire ?
On peut se contenter de réformes marginales. D’aucuns souhaitent un statu quo entre la Chine et les États-Unis car « chacun se tient par la barbichette ». C’est ce qui se passe depuis le début de l’année. En Europe aussi, on aimerait bien continuer comme auparavant. Les Allemands, par exemple, continueraient volontiers d’engranger des excédents commerciaux. Tout se passe comme s’il y avait une grande Chine (la Chine) et une petite Chine (l’Allemagne), partageant le même modèle basé sur le tout export : Un PIB constitué pour une part exorbitante de l’exportation, peu de consommation, peu d’importations. Or les excédents de l’Allemagne se font pour l’essentiel sur la zone Europe, notamment sur la France (25 milliards d’euros). Mme Lagarde a eu raison de poser ce problème. L’euro est surévalué, notamment par rapport au dollar et au yuan (qui reste indexé sur le dollar). Les Chinois vont sans doute faire un geste. Ils vont envisager de réévaluer de 3%, selon une échelle comparable à celle qui, entre 2005 et 2008, avait permis au yuan de se réévaluer de 15% par rapport au dollar… et de se dévaluer de 10% par rapport à l’euro !

Il faut donc revoir la fiscalité. Mais il faudra aussi revoir les problèmes monétaires, nous n’y échapperons pas.
Un économiste, Christian Saint-Etienne, a lancé une idée que je soumets au débat :
On ne peut pas parler de réindustrialisation, de relocalisation sans aborder le problème de compétitivité. Or la compétitivité passe aussi par la monnaie. L’Allemagne, par exemple, a gagné 40% de compétitivité par rapport à l’Espagne en dix ans. Aujourd’hui, l’Espagne n’est pas compétitive mais l’Allemagne a bénéficié du marché espagnol, comme elle a bénéficié d’ailleurs du marché grec, notamment pour ses armements. On met en cause le budget militaire grec mais il me semble que les Allemands et les Français ont beaucoup fourni à la Grèce. On ne peut pas se plaindre des déficits commerciaux de ceux dont on est le principal pourvoyeur ! La Grèce n’est pas compétitive, l’Italie n’est pas compétitive, le Portugal n’est pas compétitif. Ne faut-il donc pas envisager deux zones euro : un « euro mark » et un « euro franc » ? En effet, une sortie de la zone euro de la Grèce et des autres PIGS (3) entraînerait une réaction en chaîne. Si la Grèce sort, les agences de notation, les analystes financiers attaqueront aussitôt le prochain maillon faible pour gagner de l’argent, ce sera l’Espagne, le Portugal puis la France. Cette idée d’une double zone pourrait bien prospérer. En tout cas, c’est un excellent moyen de pression sur l’Allemagne !

Des sacrifices seront nécessaires pour retrouver des emplois, pour retrouver de la valeur ajoutée. Tous l’ont compris (même si les classes moyennes se serrent déjà la ceinture depuis un certain temps), c’est inéluctable. Mais il faut enrayer les déficits, il faut retrouver de la compétitivité. Or, je ne vois pas comment réduire les déficits budgétaires et commerciaux sans jouer sur les parités monétaires pour retrouver des ballons d’oxygène.
On ne peut pas donner à la jeunesse d’un pays comme seul objectif les emplois de services à la personne. On ne mobilisera pas cette jeunesse en lui proposant de promener les bébés et les vieillards à mi-temps !
Merci.

Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup à un intervenant toujours incisif !
Je donne la parole à Christian Stoffaes.

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1) Un accord sur l’entrée de la Chine dans l’OMC est signé le 17 septembre 2001 par le Groupe de travail qui recommande aux ministres du commerce des 142 pays membres d’accepter l’adhésion de la Chine lors de la conférence ministérielle de Doha, en novembre 2001.
2) Le PDG du géant français des télécommunications avait déclaré le mardi 26 juin 2001 à Londres, lors d’un colloque organisé par le Wall Street Journal : « Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usine. » Et des objectifs très clairs avaient été fixés puisque l’équipementier envisageait de ne posséder dans le monde plus que douze usines (au lieu de 120), voire moins, dès la fin de 2002. L’annonce avait été très bien accueillie par la Bourse, le titre Alcatel affichant une hausse de 3,3 % à l’ouverture, le mercredi 27 juin 2001, à Paris, alors qu’il avait perdu près de 8 % lors des deux précédentes séances.
3) Les « PIGS » : Portugal, Irlande, Grèce, Espagne : les quatre pays de la zone euro les plus fragiles.

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Le cahier imprimé du colloque « Stratégie des grands groupes et politique industrielle française » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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