Chine – Etats-Unis : entre hostilité stratégique et interdépendance économique et financière

Intervention de M. Alain Frachon, ancien directeur de la rédaction du journal « Le Monde », directeur éditorial au journal « Le Monde », au colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » du 2 juin 2014.

Merci à Jean-Pierre Chevènement et à Alain Dejammet pour leur invitation. S’il m’est arrivé d’être dans la salle, c’est la première fois que je parle depuis le podium de la Mutualité. C’est très intimidant.

Avant de parler des relations sino-américaines, je voudrais prendre deux précautions :

Je ne suis pas – et il est trop tard pour que je devienne un jour – un spécialiste de la Chine. Depuis la longue enquête réalisée avec Vernet sur la Chine, je ne suis pas retourné dans ce pays.

Je suis de très près la relation sino-américaine et tout ce qui se passe en ce moment dans le Pacifique occidental comme sur d’autres terrains d’antagonisme entre les Chinois et les Américains, qu’il s’agisse de l’OMC ou de l’espace cybernétique. Mais je lis essentiellement le point de vue américain. J’ai accès à la presse chinoise en anglais mais je ne prétends pas vous exposer ici de manière substantielle le point de vue chinois sur la relation avec les États-Unis.

Bizarrement, ce qui nous a amenés, Daniel Vernet et moi, à nous intéresser à la relation sino-américaine, c’est l’attention que nous portions au marché des bons du Trésor à Wall Street, à Londres, à Paris etc. En regardant ce marché, nous nous sommes rendu compte qu’une relation très intéressante, sans précédent, s’installait entre la Chine et les États-Unis, la Chine devenant le financier des déficits américains, accumulant des milliards de dollars de réserves et fabriquant en échange des produits américains de grande consommation, qu’ils fussent destinés au marché américain ou à l’exportation : d’un côté l’atelier des grands produits américains (textile et haute technologie), de l’autre, le consommateur de dernier recours qu’étaient les États-Unis.

On assistait à la réémergence de la Chine comme puissance mondiale, dans le cadre de l’économie globalisée voulue par les États-Unis.

Petit à petit, la Chine est passée de la troisième à la deuxième position. Cette année, le FMI, sur des bases par ailleurs discutables, en prenant comme instrument de mesure le Produit National Brut global (et non pas par habitant), annonçait que la Chine serait peut-être dans moins d’un an la première économie du monde.

Vernet et moi avions vu que cette relation bizarre qui s’installait allait façonner le siècle. Je crois que c’est toujours vrai. Contrairement à beaucoup de livres de journalistes (j’en ai commis) qui ne tiennent pas la route très longtemps celui-là reste pertinent, exposant à grands traits la relation extrêmement complexe entre la Chine et les États-Unis, mélange très bizarre d’interdépendance économique et financière et, au fil des ans, de rivalités stratégiques de plus en plus prononcées.

D’une certaine manière il n’est pas étonnant que les États-Unis et la Chine se retrouvent dans cette étrange relation, de même il n’est pas étonnant que les États-Unis aient tout fait pour faciliter le développement économique de la Chine.

Dans la période récente qui va de 1840 (début de l’ère de l’humiliation pour la Chine avec les traités imposés par les Britanniques), à 1949, la Chine doit faire avec les « barbares » européens et américains. Mais parmi les barbares elle fait une distinction : les barbares américains sont un peu plus intéressants que les barbares européens. Quand les barbares européens, présents pour des raisons essentiellement économiques, dressent des comptoirs, les barbares américains ouvrent des écoles et, déjà, donnent des bourses aux jeunes Chinois – et Chinoises – pour qu’ils aillent étudier dans les universités aux États-Unis. Une relation d’amitié va s’installer entre les deux peuples.

À partir du début des années 1970, avec le voyage de Nixon à Pékin, cette relation va s’épanouir. La période qui va de 1949, naissance de la République populaire de Chine, au début des années 1970 n’a donc été qu’une petite parenthèse dans l’histoire des relations entre les deux pays qui, la plupart du temps, ont été amicales.

Quand je dis qu’à partir des années 1970 les États-Unis vont tout faire pour faciliter le développement économique de la Chine, c’est dans le sens où les États-Unis vont se battre systématiquement pour faire advenir cet état de l’économie mondiale : la globalisation. Ils vont se battre d’abord dans le GATT, ensuite à l’OMC, pour des sessions de désarmement douanier, pour la déréglementation financière… Les grands sociétés américaines, qu’il s’agisse de la haute technologie, du textile ou des services, vont être les premières, avec les Taïwanais et les Japonais, à s’installer dans les grandes zones de développement économique qui, installées au sud de la Chine par Deng Xiaoping à partir de la moitié des années 1970, vont être à l’origine du développement économique chinois.

Quelles étaient les attentes des Américains ?

La littérature américaine sur les relations avec la Chine révèle que les Américains espéraient une puissance chinoise amicale et courtoise. Au-delà de la stratégie de lutte contre l’Union soviétique, l’idée américaine était que la Chine devînt un « actionnaire du système », c’est-à-dire non pas une puissance révolutionnaire, ni même révisionniste, mais une puissance qui aurait à cœur de tenir sa place dans le système de la manière la plus pacifique qui fût.
Tout va changer au moment précis où la Chine se rapproche du rang de deuxième économie mondiale. Les États-Unis ont alors le sentiment de se retrouver face à un rival potentiel, non pas idéologique mais économique, peut-être financier (les Chinois prennent régulièrement des mesures qui vont vers l’internationalisation du yen), technologique et même un rival militaire : si la puissance militaire américaine reste très supérieure à la puissance militaire chinoise, les Chinois augmentent environ de 10 % par an leur budget de la défense.

Les Chinois quant à eux continuent à tenir le discours de Deng Xiaoping : la réémergence de la Chine, qui va retrouver son statut de puissance mondiale, se fera de manière pacifique. Deng avait d’ailleurs conseillé à ses successeurs d’adopter sur la scène internationale un profil timide, discret « du moins, ajoutait-il, jusqu’au moment où nous pourrons parler d’égal à égal avec les autres… »

À quel moment s’est produit ce retournement qui a entraîné la Chine et les États-Unis dans une rivalité stratégique qui s’illustre tous les jours dans le Pacifique occidental ?

Donner une date est toujours artificiel, les historiens s’en chargeront mieux que les journalistes. Mais c’est à partir de 2008 qu’on note un léger changement du discours chinois. La crise financière partie de Wall Street révèle alors toute la fragilité du capitalisme financier et va déboucher sur une crise économique dont l’Europe n’est toujours pas sortie. À partir de ce moment-là, officieusement, la direction chinoise, relayée par certains éditorialistes, commence à porter un regard plus sceptique – je ne dis pas condescendant – sur la puissance américaine. Nous avons interviewé plusieurs personnalités qui se laissent volontiers citer, dans l’armée comme dans le pouvoir civil, qui disent considérer les États-Unis comme une puissance déclinante. Mais on n’entend rien de tel au plus haut niveau de la direction chinoise.

Effectivement, les conflits se multiplient entre les Américains et les Chinois : c’est quasiment la guerre dans l’espace cybernétique (le « cyberespace »). Le dialogue militaire qu’avaient institué les deux pays n’existe plus. Devant les panels de l’OMC, les États-Unis ont multiplié – et en général gagné – les procès contre la Chine. Enfin, les États-Unis envisagent de mettre en place un traité de libéralisation du commerce avec la zone Pacifique auquel la Chine, pour le moment, n’est pas conviée (mais ce projet suscite l’hostilité du Congrès). Ce traité précise que les participants doivent respecter la propriété intellectuelle.

Mais le lieu véritable de ce conflit est le Pacifique occidental. En effet, les États-Unis ont réalisé qu’ils étaient aussi une puissance du Pacifique et c’est dans cet espace que s’exacerbe actuellement l’hostilité entre les deux pays. Après la guerre, les États-Unis ont noué des alliances dans le Pacifique occidental, alliances de défense avec le Japon, avec la Corée du sud. Un temps oubliée, l’alliance de défense avec la République des Philippines vient d’être réactivée à la demande du gouvernement philippin [1]. Ironie de l’histoire, des négociations sont menées entre le Vietnam et l’armée américaine pour que la marine américaine puisse à nouveau mouiller dans la baie de Cam Ranh.
Aujourd’hui, la Chine, suivant le conseil de Deng Xiaoping, se sent donc assez sûre d’elle-même et assez forte pour faire valoir dans le Pacifique occidental ce qu’elle considère comme ses droits historiques, droits matérialisés sous forme de cartes où l’on peut voir que la Chine revendique la totalité des îles et des îlots en Mer de Chine méridionale et, en Mer de Chine orientale, les îles Diaoyu [2] (Senkaku en japonais). Cette revendication était très peu mise en avant par les Chinois des années 1960 aux années 1990. C’est à partir de 2008 que des bateaux chinois entourent les Senkaku et que les relations avec le Japon deviennent franchement hostiles. Des flottilles, dont on ne sait s’il s’agit de garde-côtes, de la marine nationale ou de chalutiers très robustement équipés, s’installent dans les zones contestées entre le Vietnam et la Chine ou entre le Vietnam et les Philippines. Les pays d’Asie du sud-est dénoncent l’agressivité avec laquelle la Chine fait valoir ses « droits historiques ». Ces derniers jours, début mai 2014, la Chine a déplacé une énorme plate-forme pétrolière qui appartient à une compagnie publique, la CNOOP, dans les eaux contestées avec le Vietnam. Cette plate-forme a été escortée par cent bâtiments chinois. Les Vietnamiens, de leur côté, ont mobilisé cent bâtiments pour essayer de s’opposer à ce déplacement. Certains se sont éperonnés et quelques jours plus tard un bateau chinois a coulé un bateau vietnamien. Au même moment, les choses se passaient très mal en Mer de Chine orientale en raison du regain nationaliste du gouvernement de Shinzo Abe : après que deux chasseurs chinois ont failli rentrer en collision avec un avion militaire de surveillance japonais au-dessus des Senkaku/ Diaoyu les Japonais ont immédiatement répliqué en envoyant deux chasseurs qui, de source japonaise, ont évité de peu la collision avec les chasseurs chinois. On frôle l’incident armé tous les jours dans ces deux parties de la Mer de Chine depuis bientôt deux ans mais on note une intensification. Pour la seule période de mars 2012 à mars 2013 les Japonais déclarent avoir fait décoller à 415 reprises leurs chasseurs bombardiers pour aller à la rencontre d’avions chinois. En novembre, la Chine a déclaré une zone de protection aérienne au-dessus des îles Senkaku/ Diaoyu, imposant en principe à tous les pays qui veulent la survoler de prévenir d’abord Pékin, obligation négligée par les Américains qui ont immédiatement envoyé un B-52 dans la zone. Lors de son dernier voyage dans la région, le Président Obama a déclaré qu’il considérait que les îles elles-mêmes et leur espace aérien étaient couverts par le traité de défense liant les deux pays.

Donc, voilà l’ambiance : d’un côté une Chine qui essaye d’imposer une sorte de « doctrine Monroe » dans son voisinage immédiat, de l’autre, les dix pays de l’ASEAN qui demandent aux États-Unis de manière récurrente (lors de trois sommets) de rester dans le Pacifique occidental pour assurer leur défense face à ce qu’ils considèrent comme des menées extrêmement agressives de la Chine qui prétend faire valoir ses droits.

Aucune des autres grandes puissances, ni la Russie ni les États-Unis, ni l’Union Européenne, ni les pays de l’Union Européenne ne se prononcent sur le fond des différends territoriaux en Mer de Chine.

La relation économique et financière Chine/États-Unis continue donc (le plus grand des nombreux lobbies prochinois à Washington, ce sont les associations du patronat américain). Si demain la Banque de Chine arrête d’acheter des bons du Trésor américains, les États-Unis auront plus de difficultés à financer leur dette. De plus, les États-Unis considèrent toujours que la Chine est leur marché le plus important.

D’autre part les États-Unis considèrent que c’est leur capacité à maintenir leur leadership mondial qui se joue dans le Pacifique occidental (bien plus qu’au Proche-Orient ou en Europe).
Voilà la situation, ce mélange, extrêmement complexe d’hostilité stratégique de plus en plus prononcée et d’interdépendance économique et financière.

On peut s’interroger sur la stratégie chinoise : Pourquoi les Chinois se sont-ils mis à dos tous les pays de l’ASEAN ?

Les Chinois ont cette particularité d’entretenir des différends territoriaux avec tous leurs voisins. En principe, le différend avec la Russie avait été réglé en 2008 mais les dernières cartes chinoises, à la grande rage des Russes, portent encore le territoire contesté comme étant intégralement partie du territoire chinois.

Les spécialistes américains proposent plusieurs hypothèses pour interpréter le comportement chinois :

La Chine cherche, sans aller jusqu’au casus belli, à infliger des mini-défaites aux États-Unis pour montrer qu’elle est historiquement et naturellement le patron dans cette région.

Elle fait en sorte que ses voisins d’Asie du sud-est doutent de la durabilité de l’engagement américain dans le Pacifique.

Le message chinois à l’intention des Américains est que si les États-Unis veulent poursuivre leur relation hautement profitable avec Pékin, ils doivent accepter un partage des responsabilités stratégiques dans cette zone.

Je voudrais terminer par deux pistes de réflexion.

La première rejoint ce que disait Alain Dejammet en introduction. On nous a beaucoup présenté la mondialisation comme garante de la paix. Or la globalisation avancée des échanges en Europe en 1914 n’a pas empêché la guerre ! Le Premier ministre japonais a d’ailleurs cité l’exemple de 1914 à Davos pour décrire la situation dans le Pacifique occidental. S’il y a une leçon à retenir, me semble-t-il, c’est que nous devons sortir de l’angélisme occidental (européen ou américain), d’une vulgate volontiers partagée qui nous fait oublier que les nations, les peuples, les États peuvent être mobilisés par autre chose que l’intérêt économique immédiat et qu’un pays comme le Japon ou comme la Chine peut, au nom du nationalisme, aller à l’encontre de ses intérêts économiques immédiats.

La seconde réflexion est plus optimiste : Aux États-Unis comme en Chine beaucoup d’experts ont travaillé sur l’évolution des empires et tous décrivent la situation entre les États-Unis et la Chine comme le dernier avatar d’une très vieille histoire : la bataille récurrente entre l’empire établi et l’empire montant, entre la puissance montante et la puissance établie. Tous citent Thucydide évoquant la guerre entre les Grecs et Sparte [3] pour illustrer ce qui se passe en ce moment entre la Chine et les États-Unis.

Les experts américains sont divisés. Les uns considèrent que le conflit entre ces deux puissances est inévitable, les autres assurent qu’on peut arriver à gérer cette relation tant elle est importante pour les deux parties, pour les deux puissances.

Il en est de même à Pékin. En 2006, China Central Television (CCTV), chaîne publique chinoise, a diffusé un très long documentaire sur l’histoire des empires du XVème siècle au XXème siècle, relevant que chaque puissance montante, qu’il s’agisse de l’Espagne, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne, du Japon, de la Russie ou des États-Unis, s’est affirmée, à un moment ou un autre, à travers la guerre, la colonisation, le massacre. La conclusion de CCTV est que la Chine, elle, ne fera pas comme les autres puissances montantes.

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[1] C’est aux Philippines que le président américain Barack Obama a bouclé sa tournée en Asie en avril 2014. Affichant leur « détermination commune » à se protéger contre les attaques dans le cadre du Traité de la défense mutuelle signé en 1951, les deux pays ont réaffirmé leur alliance en parafant un nouveau pacte militaire de dix ans, l’EDCA (Accord de renforcement de la coopération en matière de défense) qui permettra d’élargir la présence en rotation des forces américaines dans le pays.
[2] Découverts par les Chinois en 1221, cinq îlots situés entre Taiwan et le Japon, les îlots Senkaku / Diaoyu, avaient été récupérés par le Japon en 1895 après sa victoire sur la Chine. En 1945, ils devaient revenir à la Chine mais, en raison de la guerre civile entre Tchang Kaï-chek et Mao Zedong, la question resta en suspens et les îlots demeurèrent japonais. Ni les Américains ni les Chinois ne souhaitaient voir cette question raviver les querelles.
[3] « La cause [du conflit] véritable, mais non avouée, en fut, à mon avis, la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerre » (Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide d’Athènes, Livre Premier XXIII)i

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Le cahier imprimé du colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » [est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation
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